jeudi 2 juillet 2015

Jour de colère, le choix d'une couverture.


Il est là, semblant surgir de la droite du cadre. Peut-être à genoux ou assis sur une pierre. Est-il nu ? Couvert de cendres ? En tout cas son corps noueux semble émerger d’une tombe, les chairs de couleur ocre maculées de gris cadavérique. Hirsute, sa tignasse chenue encadre un visage aux yeux exorbités. Des yeux dont le regard fixe un point loin derrière vous. Des yeux hagards, concentrant en eux l’effroi le plus total. Il est seul à se détacher sur un fond à la noirceur mortelle. Seul ? Non, car il tient dans ses mains le cadavre d’un adolescent, sanguinolent, décapité et dont il dévore un bras. Ce tableau terrifiant de violence est le Saturne dévorant un de ses enfants, que Francisco de Goya peignit à même les murs de sa maison, la Quinta del Sordo, dans la périphérie de Madrid vers 1820. Une œuvre noire, une œuvre d’un pessimisme radical qui représentait peut-être l’allégorie de ce que venait de vivre l’Espagne durant les quinze dernières années : entre invasion napoléonienne, confrontation des libéraux aux Bourbons absolutistes et enfin intervention de la Sainte Alliance pour donner la victoire définitive aux Bourbons. Une guerre civile sans merci, qui préfigurait à un siècle d’écart le coup de force du national-catholicisme dont les bras armés s’appelaient Franco et la Phalange (ironie de l’histoire avec l’aide des mêmes parrains – l’Allemagne nazie et l’Italie [héritière de l’Empire Austro-Hongrois] intervenant directement, tandis que la France socialiste baissait pudiquement les yeux -).
Et la figure de Saturne qui émascula son père, rappelle métaphoriquement qu’un Pronunciamiento c’est d’abord l’abolition de la Loi comme instrument de l’équité et son remplacement par l’arbitraire du vainqueur. Parce que le Père dit la Loi et qu’il a pour fonction de la faire respecter. Mais, la Loi étant abolie, de même que Saturne avait privé son père, Uranus, de son pouvoir, n’importe lequel de ses propres enfants pouvait l’imiter. Il n’y avait pas d’autre solution que de les dévorer pour éviter leur trahison. Geste effrayant, dont même le dieu tyrannique conçoit de la terreur. Ainsi, le franquisme, terrifié à l’idée que son geste de violence fondateur ne se retourne contre lui, justifie-t-il ses plus abjects projets. Annihiler les enfants de la République est à la fois une nécessité vitale pour le tyran, mais aussi une façon d’exorciser sa propre infamie. Ogre qui se repaît non pour calmer une faim physique, mais une angoisse existentielle. Dévorer pour ne pas avoir à affronter les regards de ceux qui demanderont justice. Dévorer pour oublier le crime fondateur, le meurtre de la Loi.
Voilà pourquoi, il s’est très rapidement imposé que cette thématique du Saturne dévorant un de ses enfants était emblématique du roman Jour de colère, Dies Irae, Dies Illa. Mais la vision terrifiante de la scène que nous livre Francisco de Goya doit être médiatisée, transférée dans un contexte plus moderne. C’est à ce travail que s’est attelé le graphiste Jean Mosambi, aboutissant à la couverture que nous avons finalement retenue. La stylisation du personnage de Saturne, les résonnances des couleurs orange, fauve et noir, les ruptures entre police, casse et couleur du titre, tout cela induit une impression de dynamique fiévreuse. Et le geste saisi au moment irréversible où la victime tombe vers son destin, stylise la violence de l’acte.

C’est à l’érudition d’un ami très proche, Jean Marc, que je dois la découverte de ce tableau de Goya. En effet, je lui avais à peine envoyé pour lecture critique les quatre premiers chapitres du tapuscrit en cours de rédaction qu’il me faisait parvenir un petit mot accompagné d’une reproduction de cette œuvre. Cette image* m’a accompagné pendant le reste du travail, alimentant mon écriture au même titre que l’ambiance madrilène.

* visible à cette adresse http://www.defursen.com/Files/30781/Img/08/Francisco_de_Goya-Saturne_devorant_un_de_ses_enfants.jpg