dimanche 4 novembre 2018

Le mort est dans le pré, Patrick Caujolle.

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Lorsque le capitaine Escaude débarque à Blagnac ce n’est pas à l’aérogare mais dans l’exploitation agricole des frères Casse, maraîchers. Maxime, l’aîné des frères gît au sol, un trou dans le crâne mais en chaussettes impeccablement blanches. La thèse du suicide écartée tout de suite, Escaube doit trouver les fameuses bottes vertes du défunt pour confondre le meurtrier. L’enquêteur s'intéresse très vite à Émilie, la veuve trop imperturbable, et à Lilian le frère cadet, trop coopératif pour être honnête. Lorsque les indices s’accumulent contre lui, ce dernier disparaît dans la nature, entraînant le capitaine dans un périple plein de surprises entre Blagnac, Béarn et Pays basque. 

C’est dans son style truculent que Patrick Caujolle nous convie à une enquête banale, loin des courses poursuites endiablées et des coups de feu toutes les trois pages. Enfin, banale c’est ce que nous dit le narrateur, c’est à dire Escaube lui-même, car en fait les péripéties s’enchainent et mettent à rude épreuve le capitaine, jusqu’au coup de théâtre final.
En résumé une belle cuvée bucolique que je conseille de lire lorsqu’on a le moral en berne.



Le mort est dans le pré, Patrick Caujolle, éditions Cairn. 

Cette chronique a été diffusée dans l'émission "Un jour, un livre, un auteur" sur Radio Présence Lourdes le  31 octobre 2018.

jeudi 19 juillet 2018

Ambiance de la San Fermín, la démesure.

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Ce qui frappe d’emblée le nouveau venu aux fêtes de la San Fermín c’est la densité de la foule qui se presse dans les rues du Casco Viejo : la vieille ville de Pamplona. Bien sûr, ces rues, qui datent pour certaines du Moyen-Âge, sont étroites ; mais voir les silhouettes tout de blanc vêtues avec leurs foulards et ceintures rouges se presser les unes contre les autres en une masse impossible à percer a quelque chose d’incroyable. Il s’agit pour chacun de se glisser dans ce flot qui stagne par endroits, tandis que fréquemment deux courants contradictoires le traversent. La difficulté étant d’arriver jusqu’au flux se dirigeant dans la direction souhaitée. Alors, matériellement solidaire de cette mini foule mobile dans la grande foule étale, il suffit de se laisser porter jusqu’au but convoité. Enfin presque ! Car, arriver à ce but ne clôt pas l’épisode problématique. En effet, il s’agit alors de pouvoir traverser un ensemble de corps obstruant le passage jusqu’au lieu précis. S’il s’agit d’un bar où se désaltérer, d’un restaurant affichant des bocadillos ou raciones, le festoyeur se rend vite compte qu’une innombrable quantité d’autres hôtes festifs s’interposent entre lui et les denrées qui sauveraient sa vie. On l’aura compris à Pamplona subvenir aux besoins fondamentaux de tout être humain revêt durant cette période la dimension d’un des fameux travaux d’Hercules.
Comme le lecteur l’imagine vraisemblablement, le second sujet d’étonnement est le brouhaha assourdissant qui plane sur cette partie de la ville, à tel point qu’une incursion sur les larges avenues de la cité contemporaine quelques centaines de mètres plus loin, plonge le visiteur dans une ambiance d’apaisement auditif malgré le trafic intense qui s’y déroule. C’est que ces dizaines de milliers de badauds non seulement parlent fort, rient et s’invectivent comme le font tous les espagnols dès qu’ils sont en groupe, mais que se mêlent à ce premier bruit de fond les accents musicaux des bandas aux cuivres et tambours puissants, les notes aigres des gaitas (flûtes de roseaux traditionnelles au pays basque) et les claquements secs et tintinnabulants des tamboriles devant la porte d’une des innombrables peñas (associations aux buts multiples : religieux, sociaux, professionnels, dont le point commun est la rencontre festive de ses membres), sans oublier, de-ci de-là, les groupes de choristes interprétant des chants traditionnels, aux tonalités nostalgiques, où alternent les voix de femme haut perchées et le vibrato caractéristique des voix d’homme au registre hésitant entre ténor léger et voix de fausset et dont les démonstrations vocales s’achèvent sous les applaudissements nourris des auditeurs avertis.
Ensuite, il y a une troisième découverte qui déconcerte le nouveau venu à la Feria de San Fermín : c’est la permanence des activités festives. En effet, le visiteur étranger constate qu’entre le Chupinazo, manifestation qui lance les festivités le 6 juillet à midi tapant et le Pobre de mí qui les clôt le 14 juillet à minuit l’intensité ne baisse pratiquement pas. Ainsi, jour et nuit les rues du Casco Viejo accueillent une foule ininterrompue, dansant, chantant, bavardant, buvant et mangeant quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Et même si la fatigue aidant certains se retirent vers les hôtels pour dormir quelques brèves heures, ceux qui restent sont encore si nombreux que pour le voyageur lambda il y a foule comme en pleine période diurne n’importe où ailleurs dans le monde. Voilà pourquoi, pour le visiteur raisonnable quitter l’hôtel à six heures du matin le fait plonger dans une foule festive et déjà nourrie. Même la pluie, parfois au rendez-vous ne parvient pas à vider les rues, venelles et places des milliers de personnes qui s’y déploient. Certes, trois millions de personnes dans une ville de deux cent mille âmes ça ne passe pas inaperçu.
Il y a encore un quatrième sujet d’étonnement qui s’immisce peu à peu dans la conscience du chaland, c’est l’odeur flottant sur le Casco Viejo. Un mélange d’essences musquées ou poivrées, d’épices enivrantes, auxquelles se mêlent les arômes caramélisés de viande grillée sur les énormes barbecues qui trônent au milieu des places ou des casetas qui constellent le Parque de la Taconera et les senteurs plus lourdes de la multitude de fritures diverses qui s’offrent au nomade affamé.
Enfin, cinquième point malgré cette promiscuité et la folie qui l’accompagne la vieille ville reste d’une propreté remarquable. Certes, les festivaliers sèment à tout va, quoique la majorité d’entre eux soient suffisamment disciplinés pour déposer leurs emballages, canettes et verres dans les centaines de conteneurs qui quadrillent la ville et les parcs, mais les agents municipaux passent et repassent au gré des mouvements de foule qui diminuent la pression sur tel ou tel quartier, Sysiphes imperturbables face à l’amoncellement de détritus de toute nature. Rapidement l’endroit retrouve son lustre ; bien entendu pour peu de temps.
Mais il n’y a pas que les bars et échoppes qui attirent la foule. Un peu avant la mi-journée, devant la Plaza Consistorial où se dresse la magnifique façade Renaissance de l’hôtel de ville se presse une foule aux aguets. Petits groupes familiaux errant sur la place, individus perchés sur les barrières de l’Encierro désormais ouvertes, musiciens s’essayant aux percussions sur des troncs sciés, tout ce petit monde est en attente d’on ne sait quoi. Soudain les sonorités caractéristiques des gaítas et des tamboriles résonnent en provenance de la Calle Nueva, précédant de grandes figures de carton-pâte richement vêtues. Ce sont d’abord les Géants qui arrivent d’un pas chaloupé par couple. Ils sont huit représentant les quatre continents (Europe, Asie, Afrique et Amérique). Quatre rois accompagnés chacun de sa reine et qu’escortent cinq Cabezudos (Grosses têtes) solennels. Autour d’eux virevoltent six masques grotesques et sinistres : les Kilikis, flanqués de six cavaliers vengeurs les Zaldikos. Cette douzaine de personnages arrose les enfants (pas sages ?) de coups de vergas (sortes de baudruches tenues au bout d’une lanière) bien sentis. La procession avance dans une chorégraphie de pas en avant et de retour en arrière. Elle s’immobilise sur la place, le silence retombe. Ou du moins la musique cesse ne laissant place qu’au brouhaha des conversations et des cris des enfants effrayés par les Kilikis et Zaldikos. Puis les flûtes et petits tambours reprennent, les géants s’animent en une danse étonnante qui coupe la respiration des spectateurs. Les autres figures leur emboîtent le pas. La danse s’achève enfin sous les applaudissements d’un public conquis. Une légère pause et voici que le cortège se glisse par la Calle Mercaderes pour remonter plus tard la Calle Estafeta. Ensuite la compagnie finira sa procession dans un beau palais faisant face à la Cathédrale où le public pourra les admirer avant qu’ils ne rejoignent le soir venu leur point de départ avant la procession de la journée suivante.

Pamplona du 12 au 14 juillet.

mercredi 18 juillet 2018

Le défi aux vachettes.

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À peine les hautes portes rouges du torril refermées, la centaine ou plus de coureurs se dissémine sur le vaste espace sableux. Après avoir affronté à la course cabestros et toros, voici le moment d’éprouver son agilité et son courage face aux vaquillas. À l’annonce du nom de la première vaquilla qui vient les défier, les silhouettes se dirigent vers la porte des chiqueros. Tandis que certains, les plus téméraires peut-être, se couchent au sol en travers de la chicane par laquelle sortira la première taure, les autres se penchent vers l’avant, en éventail, joignant leurs mains dans une sorte de serment. Sur les gradins la foule retient son souffle. En un bref éclat carmin la porte pivote et la vaquilla jaillit de sa cellule obscure vers la pleine lumière. Son corps robuste enjambe d’un saut élégant l’obstacle de mozos couchés, se dirige vers un des coureurs au hasard, l’évite, tourne sur lui-même comme pour évaluer qui parmi ces formes agitées et hurlantes aura l’honneur de son assaut.
Le groupe, tout à l’heure compact, s’est désagrégé pour entourer l’animal fougueux. Une ronde de silhouettes aux couleurs blanc et rouge tente d’attirer l’attention de la jeune génisse. Mais celle-ci semble désappointée, elle hésite quelques secondes tandis que des mains la frôlent. Soudain elle se précipite sur l’un des participants qui n’a pas le temps de s’écarter, il vole au-dessus de l’animal et se retrouve au sol. Déjà la vaquilla s’est détournée vers une autre cible. La course s’engage, perdue par l’homme qui se fait bousculer et tombe sous les sabots. Pourtant, la majorité des défieurs parvient à éviter les cornes encapuchonnées et progressivement l’animal perd de sa virulence avec la fatigue. Déjà, un cabestro vient à sa rescousse, accompagné d’un pastor. La foule s’écarte pour lui permettre de sortir dignement sous les applaudissements du public.
Pour assurer l’attrait du spectacle les organisateurs ont affecté les bêtes en une gradation de bravoure. C’est fort logiquement que celle qui succède fait preuve de plus de combativité et d’une meilleure endurance que la première. Les prises sont donc plus fréquentes et les contacts plus rudes, à la grande joie des spectateurs. De leur côté les mozos s’aguerrissent et, l’émulation aidant, viennent davantage au contact de leur adversaire. Les chocs et vols au-dessus de l’échine ou sous les sabots se font plus fréquents et plus violents. Un des mozos se reçoit mal et reste au sol, inanimé. Plusieurs camarades l’entourent aussitôt pour le protéger d’une éventuelle charge de la vaquilla tandis que les autres s’agitent davantage pour attirer l’attention de l’animal et l’éloigner du blessé. L’homme, toujours inconscient, est soulevé et transporté vers la barrière. Là, il est pris en charge par des secouristes installés dans le callejón et conduit à l’infirmerie de la Plaza de Toros. Fort heureusement, il y a aussi des moments plus comiques. Il est fréquent qu’une des vaquillas attrape un des mozos par le tee-shirt ou le pantalon et le déshabille proprement. Un grand moment de joie pour le public hilare. Et le paroxysme est atteint, dans ce pays particulièrement machiste, s’il s’agit d’une moza en minijupe que l’animal dépouille de ses vêtements pour l’abandonner en string sur le sable du ruedo.
Les deux dernières vaquitas sont les plus bravas. Agressives, agiles, puissantes elles donnent du fil à retordre aux mozos qui les défient. À peine entrées dans l’arène elles se posent frontalement aux humains, grattant le sable fin d’un sabot suggestif. L’une d’elle s’est choisi une victime qu’elle poursuit inlassablement, ignorant superbement les autres gesticulateurs. Par quatre fois elle le course, le bouscule et s’acharne sur lui au sol. Un peu plus tard un des mozos la défie, les yeux dans les yeux. Statique, elle ne bronche pas tandis que le garçon s’approche lentement. Il n’est plus qu’à cinquante centimètres. En une fraction de seconde la masse de muscles s’est détendue et le jeune homme se retrouve perché sur le front se tenant aux cornes pour éviter de tomber. L’animal s’arrête aussi vite qu’il a démarré et voici le jeune courageux au sol. Magnanime, consciente de lui avoir donné une bonne leçon, elle se détourne enfin. Le public applaudit à cette belle action.
Mais ne croyez pas que le public soit toujours aussi enthousiaste. Les sifflets, les quolibets, parfois les injures fusent à l’adresse de celui qui transgresse les règles du combat. En effet, il est formellement interdit de toucher la vaquilla. Pas de tape, pas de main posée entre les cornes ou sur le dos. Cela se traduit immédiatement par quelques sifflements réprobateurs, et des rappels à l’ordre des compañeros. Mais parfois certains, vraisemblablement grisés par l’ambiance et le désir de prouver une bravoure mal comprise, se permettent de tirer la queue de l’animal ou plus grave de s’accrocher à son cou pour l’obliger à se soumettre. Là, la sanction est immédiate : invectives du public qui hue copieusement le malappris, interpellation par le commentateur des faenas ; et si par hasard l’idiot recommence se sont de copieuses volées de gnons et coups de pieds par les autres mozos qui le sortent du ruedo. Mais les choses ne s’arrêtent pas là, car à peine franchi le burladero, cette sorte de trouée dans la palissade qui permet aux toreros, banderilleros et peones de passer du callejón au ruedo, deux agents de la Policia Foral l’emmènent hors de l’enceinte. Et, aux dires du commentateur, ce n’est pas pour l’inviter à boire une caña, mais pour « lui parler du pays ».

Pamplona 13 juillet 2018

mardi 17 juillet 2018

El Encierro de San Fermín.

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Il est six heures trente à peine et les rues sont envahies par une foule dense de familles et de groupes vêtus des couleurs traditionnelles du pays basque : blanc et rouge. Nous sommes en plein cœur de la Navarre, à Pamplona pour être exacts. Les festivités de la San Fermin se poursuivent et, ce matin, nous avons pour programme d’aller nous installer dans les arènes pour y assister à l’arrivée des Toros de cet avant-dernier Encierro de la fête.
À peine arrivés sur la grande place arborée où s’élève la Plaza de Toros nous sommes accostés par de nombreux individus qui tentent de nous vendre des billets d’entrée. Un peu soupçonneux nous poussons jusqu’au guichet où les places sont vendues bien moins cher que ce qui nous était proposé. Contrairement à nos craintes les files d’attente sont courtes, de ce fait, le sésame en main, nous accédons rapidement à la porte d’entrée. Fouille rapide, vérification des tickets, nous voici enfin au cœur de la Plaza. Pour l’heure les rangs sont encore clairsemés, ce qui nous permet de trouver facilement une place près de l’endroit d’où surgiront les taureaux.
Au centre de l’enceinte circulaire une banda termine un enchaînement de morceaux musicaux avant de quitter les lieux. Juste le temps de réaménager la disposition des pieds de micros et voici que rentrent des Mariachis sous les applaudissements nourris d’un public de plus en plus nombreux. Les chansons nostalgiques se succèdent, reprises en chœur par une foule captivée. Leur prestation s’achève sous les hourras des gradins quasiment pleins maintenant. Pourtant une foule compacte continue d’affluer par les portes, elle s’écoule fluidement de part et d’autre de celles-ci scrutant les places encore libres. Par contraste avec les hésitations des derniers arrivants, c’est une chorégraphie précise qui se déroule au niveau du sol. Dans le callejón, étroit couloir entre gradins et barrières de bois rouge ceignant l’arène, les différents corps de métier donnant vie anonymement à la Plaza de Toros se glissent vers leurs locaux.
Il va être 7 h 45, la banda est revenue. Les chansons s’enchaînent, reprises par près de 20 000 voix. De-ci de-là des groupes plus ou moins éméchés dansent en rythme. Soudain tout s’accélère. Les musiciens partis, les techniciens évacuent le matériel de sonorisation : câbles, pieds de micros, amplificateurs. Bien que les gestes soient précis et calmes, on sent bien l’urgence qui les anime.
Le ruedo, cet espace circulaire central, est désormais abandonné. Vierge, enfin pas tout à fait. Un disque parfaitement égalisé de sable ambre clair, sur lequel s’inscrivent deux cercles concentriques d’un rouge grenat, vestiges ineffaçables des centaines de combats à l’issue desquels la dépouille sanglante du taureau vaincu est traînée par deux chevaux tout autour de la barrera sous le regard des spectateurs. Le silence est retombé, solennel. Tandis que chacun scrute ces traces macabres, les écrans géants situés de part et d’autre des gradins s’illuminent à nouveau, montrant les solides portes en bois du corral qui emprisonnent encore les animaux promis au sacrifice cet après-midi. Les secondes s’égrènent entre silence lourd et murmures nerveux dans la foule.
Voici enfin le pastor qui enflamme la mèche de la fusée qui doit annoncer le début de l’Encierro. Le projectile s’extrait de sa tige de maintien et fonce vers le ciel couvert. L’ascension dure quelques secondes aboutissant à l’explosion avec un « bang » sec et intense qui résonne loin sur le parcours barricadé puissamment. La foule crie. La porte s’ouvre enfin libérant la douzaine de bêtes apeurées qui n’ont d’autre choix que de se ruer sur la centaine de pantins vêtus de blanc et rouge qui viennent eux aussi de s’élancer, avec quelques centaines de mètres d’avance, dans la ruelle bordée de palissades constituées de robustes poteaux carrés, larges d’une main sur lesquels s’entrelacent de solides madriers en bois. Hommes et bêtes sont piégés dans ce couloir au dehors duquel s’agite une foule dense et hurlante. Une seule façon de s’en sortir : courir droit devant soi, vite ; le plus vite possible.
La rue monte fortement, pourtant une horde blanche zébrée de magenta se précipite vers le haut, haletante, déjà couverte de sueur bien que le soleil n’ait pas daigné se montrer ce matin, exhalant des relents de peur mêlés à ceux de la testostérone. La course est brève, mais physique. Les taureaux, demie-tonne de muscle, aguerris dans les vastes prairies de la campagne sévillane courent sans effort. Tête baissée ils cherchent le bout de cette nasse qu’ils pressentent mortelle. Énervés par les cris, par le rythme saccadé des pieds de leurs prédécesseurs, ils foncent avec une énergie désespérée. Devant, les hommes ouvrent la voie, mais moins véloces ils sont un à un rattrapés par les masses sombres. Certains s’écartent sans mal, d’autres ne parviennent pas à éviter les fronts larges débordants de cornes acérées ou les poitrails vigoureux et sont éjectés sur les côtés sans ménagement. Bien qu’elle dure moins de trois minutes, cette cavalcade mortelle s’étire en une éternité pour les spectateurs assis dans le vaste espace circulaire.
Hypnotisés par l’écran sur lequel se projette la course, réagissant aux silhouettes bousculées, écrasées contre une barrière ou passant sous les sabots impavides des magnifiques taurins, ils ne réalisent pas que les portes de la Plaza de Toros viennent de s’ouvrir. Et, tandis qu’à l’écran s’enchaînent les images des taureaux qui foncent encore et toujours, leurs larges échines se soulevant et s’abaissant à l’unisson avec la cadence de leurs sabots martelant les pavés de la rue, commence à sourdre sur le sable vierge un filet de corps humains. Comme un liquide qui s’étale par une ouverture, les premiers coureurs pénètrent dans le vaste espace clos. Cette foule, d’abord clairsemée, épouse les bords de la barrera rouge de chaque côté de la porte ouverte. Lentement d’abord, ce flot humain devient plus dense, plus rapide, s’égayant en un ample mouvement plastique.
Marée humaine, telle est l’idée qui vient en tête à cette vision. En effet, ces minuscules figurines qui envahissent l’espace du futur combat s’étalent, glissent, reviennent et repartent comme le flux et reflux d’une vague qui se brise sur la grève en ayant franchi un goulet entre deux rochers. Mais voici que la vague se creuse en son ventre, elle se retire de chaque côté, libérant un couloir qu’empruntent aussitôt, deux, puis trois, quatre, cinq formes noires, imposantes. Aveuglées par la crainte, débordées par leur énergie, elles délaissent soudain les pantins qui gesticulent ici ou là pour voler, entraînées par les cabestros, bœufs domestiqués qui secondent les pastores, vers cette bouche noire qui leur semble un refuge, l’entrée béante du toril. La manada pense avoir trouvé son salut alors qu’elle plonge vers la captivité.
Les taureaux embastillés, la foule de coureurs continue d’arriver au grand étonnement du spectateur néophyte. Durant plusieurs minutes supplémentaires, ceux qui ont été dépassés par les bêtes se répandent encore sur le ruedo. Enfin le flot se tarit. L’Encierro vient de s’achever. Il s’est écoulé à peine dix minutes qui ont semblé s’étirer à ne plus finir. 

Pamplona, 13 juillet 2018
 

jeudi 5 juillet 2018

Les morts sont sans défense, Philippe Stierlin


Vendredi 13 février 2009 Dominique Aguila, n° 2 d’Énergies du Monde, fait une chute mortelle depuis le 49ème étage de l’immeuble abritant l’entreprise à La Défense. Meurtre ou suicide ? C’est par cette entrée en matière alléchante que démarre le second roman de Philippe Stierlin « Les morts sont sans défense » aux éditions Arcane 17. Mais pour résoudre cette énigme le lecteur devra d’abord découvrir l’histoire de Clément, poursuivi dès son enfance par l’obsession de l’injustice et de sa réparation. Une disparition inexplicable, des rencontres trop fortuites pour être dues au hasard vont émailler ce premier récit qui s’interrompt énigmatiquement à l’automne 2008. La deuxième partie du roman s’inscrit dans les semaines qui suivent la chute de Dominique Aguila et déroule l’enquête du commissaire Jasper.

Philippe Stierlin signe un roman de quête où, par touches successives, il démonte le mécanisme destructeur du harcèlement au travail, devenu aujourd’hui la pratique favorite de management au sein des grands groupes industriels. Oubliées les valeurs humaines, oubliée la solidarité entre travailleurs, seule compte désormais la performance au bénéfice exclusif des actionnaires, devenus des parasites insatiables. En contrepoint de cet univers déshumanisé où règne une violence structurelle, les descriptions des havres insulaires dans lesquels se réfugie Clément introduit de la douceur et le temps retrouvant un défilement plus naturel induit la réflexion sur la condition humaine. Un très beau roman pour rêver, certes, mais aussi pour ouvrir les yeux sur une société schizophrénique qui broie sa propre chair sans états d’âme.



Les morts sont sans défense, Philippe Stierlin aux éditions Arcane 17.

Cette chronique a été diffusée dans l’émission « Un jour, un livre, un auteur » sur radio Présence Lourdes le 30 mai 2018.

lundi 25 juin 2018

Les Infidèles de Dominique Sylvain.

 
Qui a tué Salomé Jolain une jeune journaliste, aussi talentueuse qu’ambitieuse, figure montante de la chaîne d’information en continu TV24 ? Sa mort est-elle liée à l'enquête qu’elle mène sur l'adultère ? C’est l'hypothèse que privilégie le commandant Barnier ce qui va le conduire vers Alice Kléber, la tante de Salomé, qui dirige lovalibi.com un site permettant aux époux/ses infidèles de se forger des couvertures pour leurs relations extra-conjugales. Pourtant, les suspects ne manquent pas : quels rapports ambigus entretiennent Alexandre Le Goff et la journaliste assassinée ? Et Valentin le factotum de TV24 qui voue un attachement étrange à Salomé est-il aussi attardé mental qu’il paraît ? Quant à Georges Jolain, concierge d’un grand palace parisien, qui ne cache pas son exaspération face à l'enquête de sa fille, ne serait-il pas le mystérieux personnage avec lequel elle s’est querellée juste avant sa mort ? Enfin, qui donc est cet effrayant MoiToi qui s’imagine en personnage d’un jeu numérique mortel ?

Fidèle à son écriture nerveuse, Dominique Sylvain signe ici un excellent thriller, qui en une soixantaine de brefs billets focalisés sur quatre des protagonistes construit patiemment un piège dans lequel le lecteur se laisse prendre avec plaisir. La romancière nous plonge dans les coulisses d’une chaîne d'information obnubilée par l'audience et d’une officine qui vend elle aussi du mensonge dans le seul but de gagner à chaque fois davantage d'argent. Ce faisant les cadavres s'accumulent tandis que la vérité semble s'éloigner chaque fois plus loin. Un roman magistral à la perversité jubilatoire.

Les infidèles de Dominique Sylvain aux éditions Viviane Hamy.

Cette chronique a été diffusée le 23 mai 2018 lors de l’émission Un jour, un livre un auteur sur Radio Présence Lourdes.   

mardi 10 avril 2018

Le chat de la mère Raval, Gérard Kammerlocher

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Il y en a qui aiment les chiens, d’autres les chats. Je fais partie de cette dernière catégorie et « Le chat de la mère Raval » de Gérard Kammerlocher ne pouvait que piquer ma curiosité. Une fin d'après-midi d'août Valériane Reclos, rentrant des courses, découvre son père inanimé sur un transat au bord de leur piscine. Alerté, le SAMU suspecte une tentative de meurtre ce qui déclenche l’intervention de la PJ en la personne de l’inspecteur Grobois. Celui-ci, enquêteur chevronné va d’emblée considérer la jeune femme de 18 ans comme l’auteure du crime. Il s'appuie sur un faisceau de présomptions : Denis Reclos est un riche entrepreneur dont Valériane est la seule héritière, le père et la fille vivent seuls dans cette maison relativement isolée, et l’alibi de la jeune fille est difficile à prouver. Valériane va alors connaître la promiscuité et les rigueurs de la détention. Confrontée aux certitudes d’un policier, estimé par sa hiérarchie et les juges, elle n’aura pour seul soutien que celui de sa tante Nicole belle-sœur de Denis qui ne peut se résoudre à l’imaginer coupable. Consciente que le dossier est vide et ne repose que sur la conviction de Grobois, Nicole n’aura de cesse que ce dernier s'intéresse à d’autres pistes : celle du comptable de l’entreprise de Reclos qui négocie son rachat pour une valeur largement sous-estimée, ou celle de l’ex-femme de Denis qui vit à Marseille avec un caïd local de la drogue, et qui hériterait de toute la fortune de Valériane si celle-ci venait à disparaître.
L'écriture alerte de Gérard Kammerlocher fait du chat de la mère Raval un roman policier fort plaisant à lire. Les personnages sont attachants, l’intrigue se déploie sans temps morts, les rebondissements se succèdent avec rythme, et la peinture de l’univers carcéral révèle une documentation scrupuleuse de la part de l’auteur. Relativement court le roman se lit d’une traite, offrant une occasion d'évasion un après-midi pluvieux, tandis que la conclusion promet une belle surprise. Je n’en dirai pas plus.

Le chat de la mère Raval, Gérard Kammerlocher, Édilivre.

Cette chronique a été diffusée le 31 mars 2018 lors de l’émission Un jour, un livre un auteur sur Radio Présence Lourdes.  

samedi 3 mars 2018

Quelques pas dans la neige, Georges-Patrick Gleize.

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Le nouveau roman de Georges-Patrick Gleize, « Quelques pas dans la neige » paru chez Calmann Lévy se déroule en 1969 dans un petit village de la haute vallée du Salat, au-dessus de Saint-Girons en Ariège. En ce début d’hiver la tranquillité du petit bourg est troublée par la disparition inexpliquée d’Annie Bergés, serveuse dans le seul bistrot du village. Antoine Champot médecin est la dernière personne à avoir vu Annie, il est donc un suspect de choix, d'autant plus qu’il est étranger à la petite communauté. Désireux de prouver sa bonne foi Champot décide de mener l’enquête de son côté, et ce n’est pas la réapparition de la jeune femme, à laquelle il n’est pas insensible, deux mois plus tard qui va le freiner. En effet, celle-ci très choquée est incapable de témoigner. Le médecin va alors mettre les bouchées double pour résoudre cet enlèvement et écarter la jeune femme de tout danger.

Georges-Patrick Gleize nous immerge dans le quotidien monotone d’un petit village de la France profonde, confronté depuis une dizaine d’années à l'exode rural qui ne laisse plus sur place que les plus âgés et ceux qui n’ont plus les ressources pour changer de vie. Ici les nouveaux arrivants, bobos toulousains ou types cabossés par la vie ne sont pas vus d’un bon œil. Tout l’intérêt du récit est justement de nous faire découvrir la complexité de cette période charnière, où le monde ancien s’efface et où le monde nouveau balbutie. Une histoire prenante qui se lit avec un grand plaisir, des dialogues pittoresques et des descriptions minutieuses qui poussent à découvrir ce coin du Cousserans.

Quelques pas dans la neige, Georges-Patrick Gleize aux éditions Calmann Lévy.

Cette chronique a été diffusée le 3 mars 2018 lors de l’émission Un jour, un livre un auteur sur Radio Présence Lourdes. 

vendredi 23 février 2018

Le prix de la mort de Patrick Caujolle.

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Après la région de Bugarach où se déroulait l'action de RIP son précédent polar, Patrick Caujolle nous propose un séjour parisien. Il suit l’équipe d'enquêteurs qui va travailler avec le capitaine Bastide sur une affaire qui s’annonce délicate dès le début. Pas d'affolement, nos policiers ne font pas partie de la crème du 36 qu’est la Crim’, mais sont de modestes flics d'un commissariat de quartier. Pourtant, face à l'assassinat d'un ancien patron du 36 justement nos enquêteurs vont se révéler de coriaces limiers, attentifs aux moindres détails que sème le tueur ou la tueuse comme une sorte de rébus tragique. Parce que rapidement les morts vont se suivre, et, là aussi, c’est du beau monde…
En fin connaisseur de la Grande Maison, puisqu’il a lui-même été fonctionnaire de police, Patrick Caujolle glisse le lecteur dans les coulisses, lui faisant ressentir l’excitation de la piste ouverte aussi bien que l’incertitude angoissante au moment de procéder à une interpellation. Avec une truculence jouissive l’auteur brosse un portrait plein de tendresse de ces femmes et de ces hommes qui côtoient au plus près la profonde misère humaine sans jamais s’avouer vaincus. L'écriture de Patrick Caujolle est vive, incisive, ce qui donne un roman bien rythmé où l'action et la réflexion se mêlent en un récit palpitant qu’on a du mal à lâcher. Présenté au prestigieux Prix du Quai des Orfèvres ce roman a fait partie de la sélection finale.

Un excellent roman à dévorer ou à offrir.

Le prix de la mort de Patrick Caujolle aux éditions de Borée, collection Marge Noire. 2017.

Cette chronique a été diffusée le 17 février 2018 lors de l’émission Un jour, un livre un auteur sur Radio Présence Lourdes.  

mardi 23 janvier 2018

Le chargeur n’a que 20 balles, Anne Waddington

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Dans son dernier roman, « Le chargeur n’a que 20 balles », Anne Waddington nous raconte la rivalité tragique qui oppose deux frères, Paul l’aîné, issu d'un premier mariage, et Gabriel son cadet. Tout cela sur fond de Résistance à l’occupant nazi et aux collaborateurs de Vichy, comme le suggère le titre qui reprend la fin d’une des phrases codées de Radio Londres destinée au maquis de Vabre. Paul, enfant timide et fade, mal aimé par son père, Aubin, ne cesse de rechercher des signes de reconnaissance de celui-ci. Aubin grand blessé de la Grande Boucherie de 14-18 perçoit ce fils conçu pendant une permission comme le signe concret de ses souffrances. Au contraire, Gabriel, sociable et brillant, est l’objet de toutes les attentions d’Aubin. Le catalyseur qui transformera cette rivalité en haine féroce est la rencontre de France, jeune fille parisienne réfugiée avec sa famille à Toulouse. Or, la famille Blach bien que catholique depuis deux génération est désignée juive par les autorités. Paul va alors protéger France et ses parents de bien étrange façon… je n’en dirai pas plus. Sachez seulement que trahisons, manipulations et faux semblants vont s’enchainer en une mécanique implacable mue par un deus ex machina sans pitié.

Dans ce roman Anne Waddington reprend les personnages de « Membre(s) fantôme » et donc la suite du destin de ceux-ci, faisant la part belle à la génération suivant Justine, Irène, Aubin. Rapidement l'action quitte la ville de Toulouse pour s’enraciner dans la quotidien d’un petit bourg des monts de Lacaune où la défaite de 40 puis l’Occupation bouleversent la vie des habitants. Antisémitisme, appât du gain, jalousies, grandeurs et lâchetés sont les ingrédients qu’utilise l’auteur avec talent pour brosser un tableau très réaliste de cette époque sombre. Les personnages, nombreux, sont mis en valeur pour le meilleur comme le pire. Le doute, la souffrance, la foi sont autant de sentiments qui les traversent hors de tout manichéisme. La plume est alerte, sans pathos. Le récit cru ne cherche ni à édulcorer ni à magnifier la violence. Qu’elle soit latente ou déchaînée elle suinte donnant bien le ton tragique de cette terrible époque. Formidablement étayée par un travail documentaire, dont les notes au fil du livre rendent compte, cette fresque est palpitante et restitue un grand moment d’Histoire. À lire avec profit en ce moment de brouillage de nos repères.


 Le chargeur n'a que 20 balles, Anne Waddington aux éditions La Plume d'Alain.


Cette chronique a été diffusée le 20 janvier 2018 lors de l’émission Un jour, un livre un auteur sur Radio Présence Lourdes.