Tu
circules majestueusement, contrôlant que rien n’a été dérangé dans notre
espace. Ta silhouette élancée, dont on devine la musculature puissante sous ta
robe seal point se meut avec
souplesse. Tu avances, regardant vers ta cible. Je suis assis, à mon bureau, ou
peut-être sur un des fauteuils du séjour. Tu passes, jetant un œil scrutateur
sur les environs. Ton regard glisse sur moi sans réaction. Tu avances encore
d’un pas, puis le mouvement suspendu, tu tournes encore tes yeux d’un bleu si
profond dans ma direction, et soudain ton regard s’illumine comme si tu ne
m’avais pas déjà vu. Comme si j’avais été absent depuis des jours, alors que je
n’ai pas bougé de cette place depuis des dizaines de minutes. Tu as l’air de
découvrir ma présence et exprimes une joie sans limite. Tu bifurques. Tu
marches vers moi ainsi qu’on va vers un ami depuis longtemps perdu de vue.
C’est tout toi, cette comédie espiègle. Alors que les chats sont des êtres
sérieux, sans beaucoup de sens de l’humour (ou du moins sauf s’il concerne
quelqu’un d’autre), toi tu es facétieux. Il y a quelques jours j’ai retrouvé
cette photo où, sur le lit avec Diva alors que vous n’aviez que six ou sept
mois, tu sortais d’une boîte de pâtisserie et tournais ta tête étonnée vers le
photographe. Tu avais l’air si fier de ta blague. Elle est là, posée contre
l’écran de l’ordinateur pendant que j’écris ces lignes.
Autre
flash. C’est fin mars, je devais accompagner mon neveu chez le garagiste. Un
samedi comme tant d’autres, où je sortais faire quelques emplettes puis
revenais avec vous profiter du soleil généreux sur le balcon. Mais, ce jour-là
ne fut pas comme les autres. Je ne suis revenu que très tard. La nuit
commençait à tomber. Contrairement à vos habitudes vous m’attendiez derrière la
porte, groupés, sans une plainte. Sans la moindre hésitation vous aviez compris
que quelque chose de terrible était arrivé. Lorsque je me suis effondré sur le
fauteuil pour pleurer, tu t’es approché. Tu as posé ta patte sur ma jambe, sauté
sur mes genoux, tu as cherché ma main et serré fort tes griffes sur mon index.
« Je suis là ! Je te soutiens ! ». Ce jour là ton regard profond
et énigmatique me parlait de la mort, de la sérénité face à la mort. Savais-tu,
déjà, que six mois plus tard, jour pour jour, tu suivrais mon beau-frère dans
des circonstances presqu’identiques ? Les chats voient et comprennent des
choses inaccessibles aux pauvres humains.
En
onze ans, il ne s’est pas passé une heure où, si j’étais présent, tu ne te sois
pas posé à côté de moi. Mon spoutnik,
c’est le surnom que je t’avais donné. Assis hiératique près de ma chaise
pendant que je prenais mon petit déjeuner, lové sur mes genoux lorsque je
lisais ou corrigeais des écrits, allongé de tout ton long contre le clavier
lorsque j’écrivais. Ou simplement collé contre ma poitrine lorsque je me
glissais sous la couette pour la nuit. Tu poussais ta tête vers moi, réclamant
des bisous. Tu te serrais encore plus fort en ronronnant, et t’endormais en
poussant de petits borborygmes. À ces moment-là je te soupçonnais de rêver que
tu étais humain et que tu discourrais avec moi de Heidegger ou, plus
romantique, que tu chantais Parsifal
sur une scène lyrique.
Tu
as été un emmerdeur qui ne me lâchait pas, mais dont aujourd’hui je pleure -
comme un enfant abandonné – l’absence abyssale. Avec le recul, je soupçonne ton
envahissant besoin de ne pas perdre une seule seconde de notre présence
mutuelle de n’être que la conscience aiguë de la brièveté de notre relation. Et
de l’immense galaxie de ce que nous avions à échanger. Tu étais un sage.
Parfois, je te surprenais dans une pause alanguie mais, si j’approchais, je
voyais que tu ne dormais pas. Les yeux grands ouverts tu semblais méditer. Le
regard perdu vers des lieux qui m’étaient inaccessibles, ta pensée déroulait je
ne sais quelle cogitation métaphysique. À cet instant, posant sur moi tes yeux
bleus tu semblais m’interroger silencieusement comme le maître le fait avec le
disciple. Et, sans savoir pourquoi, je me trouvais envahi d’une nostalgie
insondable.
Dorénavant,
je regarderai seul les tirs d’Ariane, de Soyouz ou de Dragon. Tu ne seras plus
là, assis sur le bureau, adossé tendrement contre ma poitrine à fixer d’un œil
distrait le pas de tir où tout est immobile. Tu ne te dresseras plus lorsque,
soudain, jaillit le grondement des moteurs, que s’élève la colonne de vapeur
mêlée de flammes canalisée par les carnaux de chaque côté de la table de tir.
Tu ne te concentreras plus sur cette drôle de forme qui s’élève lentement
traînant une longue flamme éblouissante dans son sillage. Tu étais si curieux
de tout. Des fusées, comme de Gun n’Roses.
Aujourd’hui
je me raccroche à ces photos du passé. Lorsque couché en face de moi tu sembles
me conseiller sur la manière d’agencer la nappe de câbles électriques que j’ai
en main. Ou cette autre, penché à mes côtés sur un plan tu parais discuter
d’égal à égal avec moi. Je m’y raccroche pour oublier cette nuit terrible où ta
petite flamme s’est soudain mise à vaciller, avant de s’éteindre. Pour oublier
la maladie qui t’a rongé de l’intérieur, lentement ; chaque jour
davantage. De cette période je ne veux conserver que le courage stoïque que tu
affichais. Ta volonté de vivre et ta sociabilité avec les vétos qui
s’escrimaient à lutter avec toi. Aujourd’hui, malgré la douleur, malgré le
chagrin qui me submerge, tu es encore là. Au fond de mon cœur. Et tu y resteras
jusqu’à ce qu’il cesse de battre.