samedi 8 décembre 2012

La cité blanche.

Les façades blanches font face au Vieux-Port. Elles aveuglent le promeneur, surpris par tant de clarté. À l’autre extrémité du bassin, où somnolent des yachts placides, se détachent les formes trapues de la Tour Saint Nicolas qui fait face à la Tour de la Chaine. Les murs qui les flanquent cachent la mer. Il faut se glisser le long de la tour circulaire, puis grimper le bastion qui mène au Chemin sur le mur pour, enfin, apercevoir la ligne duveteuse des vagues que crée le vent du large. Au bout de la longue chaussée empierrée s’élève la Tour de la Lanterne, vestige médiéval dans cet ensemble du XVIIème siècle. À la droite du promeneur s’élèvent les façades dissemblables de petites maisons en pierres de taille calcaire, qu’animent des croisées étroites peintes d’un bleu profond. Arrivé au pied de la Tour aux volutes finement travaillées, il verra s’étaler le Quartier de la Chaîne aux ruelles étroites, que ceignaient autrefois les murs d’enceinte protégeant la cité des marins bruyants et bagarreurs. Le lacis entraine le visiteur dans un labyrinthe de venelles pavées, bordées de modestes maisons basses chargées de siècles, d’où il émerge aux portes de la cité opulente.

Ici, les rues sont plus larges, béantes sur un ciel d'azur incroyable. Tout du long, des façades de pierre blanche les enchâssent dans un écrin gracieux. Une foule nonchalante occupe l’espace, composée de touristes curieux et de natifs indolents. Les boutiques, nombreuses, offrent leurs étals aux regards blasés. Parfois, les galbes aériens d’un immeuble Renaissance rompent la monotonie des  alignements XVIIème. Étrangement la cité rappelle Saint Malo, mais en moins austère. Si les hôtels du XVIIème sont certes moins imposants parce que plus bas, c’est surtout la blancheur éclatante du calcaire qui contraste avec le gris triste du granit breton. Même la mer semble ici moins envahissante. Peut-être parce que la ville est construite au fond d’une large baie qui l’enserre douillettement, au lieu de narguer l’océan colérique à la pointe d’un éperon rocheux qui fend les flots tumultueux. D’ailleurs, ce qui frappe le plus c’est l’absence des senteurs marines. Pas de parfum iodé de varech, ni d’arôme salin. Nul cri de mouette non plus. Même si l’une ou l’autre rare silhouette blanche semble s’être perdue au dessus de l’écluse sur le canal de Rompsay qui alimente le Vieux-Port. Seul le tintinnabulement régulier des gréements sous le vent, indique la présence océane. De même que la longue silhouette blanche couronnée de vert du phare du quai Valin.
En fin d’après-midi, l’agitation se poursuit. Une foule joyeuse accapare les terrasses le long du Quai Duperré, se presse aux portes des restaurants de la place Barentin insensible à la fraicheur qui s’installe avec la bise venue du large. Le ciel s’obscurcit graduellement, tandis que s’intensifie l’éclat des projecteurs qui illuminent les monuments. Ce n’est que tard dans la nuit que la rumeur cessera, laissant place au silence nocturne, ponctué cependant des rires stridents de quelques fêtards retardataires ou le chant éraillé d’un quelconque pochard à la recherche de son gite. Alors, la tête remplie d’images lumineuses, le cœur apaisé, notre visiteur pourra se laisser aller à un repos mérité.



vendredi 7 décembre 2012

En route pour La Rochelle !


 Il fait encore nuit noire à Nancy quand le TGV s’élance. La ville se recroqueville sous le froid intense qui fait briller les chaussées verglacées. La neige annoncée n’est pas encore au rendez-vous, mais elle avance inexorablement vers l’Est. Pour l’heure, elle couvre généreusement les limites entre Lorraine et Champagne. Les passagers somnolent, malgré les lumières vives qui inondent le wagon. Quelques conversations feutrées constituent un arrière-fond monotone. Les double vitrages renvoient l’image de la cabine, miroir déformant qui occulte pour l’instant le paysage à travers lequel nous roulons rapidement. Paradoxalement, malgré la vitesse, le temps s’écoule au ralenti. Peu à peu, le jour levant brouille nos images de passagers inertes par des fulgurances sombres qui rayent le miroir de nos fenêtres. Puis la luminosité augmentant, le fond blanchâtre sur lequel surnagent nos images s’avère n’être que l’épais rideau de flocons tombant sur le décor qui nous accueille. Enfin, nos yeux, accoutumés à la faible lueur qui règne, nous montrent le lourd manteau de neige qui couvre la campagne à perte de vue. Par instant, retentit le claquement violent des congères qui, se détachant de la carrosserie profilée du bolide qui nous emmène, ricochent entre voie et châssis. Le bruit sec, qui fait sursauter les passagers, se répète à plusieurs reprises en baissant d’intensité, au fur et à mesure que les débris de glace reculent le long du serpent de métal qui file à toute allure.
Voici déjà la banlieue de Paris baignée d’une clarté glauque. Ici le manteau neigeux fond déjà, ce qui n’empêche pas le flot dense des voitures d’engorger les routes. Nous regardons, un rien condescendants, cet amas qui piétine de feu en feu. Le suave balancement de la rame fait place aux saccades inopinées que suscitent les changements d’aiguillages. Cette fois, c’est certain Paris approche. Ce rythme syncopé, ces crissements aigus sont le signe indubitable que nous approchons de la gare. Voici la Cité de la Musique, plus loin émerge la géode de la Cité des Sciences. Partout des immeubles résidentiels écrasent les avenues pourtant larges. Bienvenue à Babylone.
Le TGV vomit la foule de voyageurs sans discontinuer. Le millier de silhouettes noires submergent les quais de la gare de l’Est, tel un raz-de-marée. Et comme un fleuve humain, le flot ininterrompu se divise en multiples bras qui s’engouffrent dans chacune des issues ouvertes sur la salle des pas-perdus ; vers les stations de taxi pour les uns, vers les grilles donnant sur les trottoirs pour d’autres, en direction des tourniquets du métro pour les derniers. Le flot avance, une partie refluant vers les guichets violemment éclairés, tandis que l’autre traverse les portillons et se divise au gré des indications de couleurs criardes. Les couloirs succèdent aux escaliers. Mais toujours la même odeur. Odeur indéfinissable. Odeur si caractéristique, pourtant. L’odeur de métro, chaude, âcre malgré un fond d’épices inconnus. Modulée par les mouvements de l’air. En se laissant aller on pourrait la croire émanant d’un monstre souterrain, dont ce serait l’haleine nous frappant au gré de sa respiration. Et le grondement sourd qui fait trembler sol et murs des couloirs, serait sa voix caverneuse réclamant une nouvelle ration d’humains pour calmer son appétit insatiable.
Un peu plus tard... Un rayon de soleil insolent déchire les nuages et inonde de sa gaité la cabine du TGV qui démarre vers La Rochelle. Plus nous avançons vers l’océan, plus le ciel se dégage. Oubliée la grisaille, enfouis comme de mauvais rêves le givre et la neige. Le train nous transporte de l’hiver profond vers un automne de plus en plus jeune. Ce sont les arbres aux branches faméliques qui s’espacent parmi des milliers de futaies encore couvertes de feuilles fauves. Plus loin surgissent, inopinément, de larges brassées de boules de viburnum immaculées, scintillantes sous un soleil désormais vainqueur des nuages. La lumière est juvénile, impériale. L’impression d’aller vers l’été. Nous entrons en gare lentement. Le ciel est toujours vierge, la lumière presqu’aveuglante. À la descente, l’atmosphère paraît printanière, chargée de flaveurs entêtantes. Seulement quelques heures plus tôt, c’était l’hiver.

dimanche 2 décembre 2012

Destination La Rochelle

Après quelques mois de calme plat (du moins sur le plan littéraire) je renoue avec les signatures. Cette fois-ci ce sera à La Rochelle, lors du Salon du Livre qui se tiendra la semaine prochaine à l'espace l'Encan. J'y serai donc du vendredi 7 décembre au dimanche 9, sur le stand de mon éditeur Édilivre.
J'espère y rencontrer de nouveaux lecteurs, à qui faire connaître le commissaire Ney et découvrir un coin de France que je ne connais pas encore. Peut-être aurais-je aussi un peu de temps pour alimenter ce blog en direct.

A suivre...

samedi 3 novembre 2012

Les sentiers du Römersberg



Passées les dernières maisons d’Oberweiler, le promeneur se retrouve dans un paysage bucolique, composé de prés et de vergers encore verts, au travers desquels serpente paresseusement le Klemmbach. À droite de la route, le flanc de la colline se hérisse des ceps noueux, qui montent à l’assaut du sommet, d’où émerge l’antenne d’un relais hertzien. Par contraste avec le fond de vallée si verdoyant, les feuilles de vigne composent une mosaïque de camaïeux fauve. D’ici deux chemins divergent, le premier semble suivre le tracé de la route, tandis que le second s’enfonce parmi les rangées rectilignes de poteaux métalliques striant le versant caillouteux.
Si, délaissant la facilité du premier, le promeneur hardi s’engage dans le second il soufflera rapidement sous la raideur de la pente initiale. Puis graduellement, le rythme aidant, il se familiarisera avec la montée. Il aura alors l’impression qu’ici l’air est plus pur, la brise plus vivifiante. De chaque côté du chemin, les lignes de vigne s’ancrent au sol, parées encore de nombreuses feuilles que les premiers froids ont déjà rabougries. Ici où là, des vignerons travaillent encore, enlevant des feuilles mal placées, taillant du bois qui poursuit sa croissance. Pourtant, les vendanges sont achevées depuis longtemps et le vin bourru s’invite sur les tables, accompagné de cerneaux de noix, de cubes de fromage et de minces tranches de lard fumé. Cependant, le promeneur attentif constatera que certains pieds portent encore des grappes opulentes. Il verra aussi, que suivant les parcelles, les raisins sont d’un jaune presque translucide ou d’un noir métallique. Parfois, c’est presque toute une rangée qui a été épargnée par les vendangeurs. C’est que ce raisin survivant servira à créer le Eiswein, le vin de glace. Vin incertain car, pour récolter, il faut attendre qu’aient lieux les premières gelées, alors que le moindre orage un peu violent compromettrait irrémédiablement la cuvée. Mais vin au sucré sans pareil, nectar qui récompense amplement le viticulteur des frayeurs qu’il a vécues en attendant sa récolte. Plus haut, sur des parcelles davantage exposées au soleil généreux et au vent sec, notre voyageur pourra apercevoir des grappes dont les grains se fripent en développant une légère couche de moisissure dorée. Ceux-là serviront à confectionner de rares bouteilles de « grains nobles », fruits d’une vigilance experte transmise de générations en générations. Liqueur divine, issue de savoir-faire exceptionnels alliés à un amour inconditionnel de ces arbustes généreux.
Tandis que le marcheur admiratif progressera dans la longue ligne droite qui l’avance vers le sommet, ses yeux éblouis contempleront la large vallée du Rhin que, lentement, découvre l’échancrure des collines du piémont de la Forêt-Noire. Si la clémence des cieux lui est favorable, il découvrira sur l’autre rive du fleuve argenté, presque à portée de main, les villages alsaciens qui s’étirent sous les jeux de lumière de quelque nuage flirtant avec le soleil radieux. Son regard glissera alors vers l’arrière fond lumineux sur lequel se découpent, comme des ombres, les croupes arrondies des ballons vosgiens. Plus loin encore, plus haut, s’étireront de longs nuages effilochés planant au-dessus de la Lorraine, bien que de cet endroit rien ne permette de s’en assurer. Poursuivant sa montée, au moment où l’on s’y attend le moins, le ruban rectiligne s’incurve franchement et l’ascension se poursuit, mais avec les plis de la haute vallée comme décor. Finie la perspective s’étendant au loin. Maintenant ce sont les dégradés de vert qui composent une toile mouvante. Badenweiler se cache parmi les bosquets, assoupie au milieu des plis et bosses de la Forêt-Noire qui s’avancent jusqu’ici. Au cœur de cette luxuriance verte, éclatent des gerbes d’un roux incandescent, ponctuées de gouttelettes dorées. Parfois, c’est tout un large bosquet flamboyant qui s’agite au gré du vent, découvrant entre ses éclats lumineux la masse élancée d’un sapin immobile, tache presque noire sur cette profusion de couleurs claires. Notre marcheur s’enhardit vers ces bois hypnotiques, se retrouvant bientôt sous le couvert de feuillus bruissant de mille conversations entrelacées. Puis, la forêt s’épaissit, les troncs de chênes, de hêtres, font place aux fûts plus sombres des conifères. Le chemin se constelle de pommes de pin, comme jetées par la main immense de quelque géant, par brassées inégales. Alors, réveillé par l’ombre profonde et les bruits disparates qu’apporte une brise irrégulière, remonte du plus profond de la mémoire le conte du Hollandais et du Verrier son adversaire implacable. Les craquements des troncs meurtris par les vents violents de la veille, évoquent irrésistiblement le pas lourd du bûcheron géant qui coupe à travers les taillis, tandis que le balancement irrégulier d’un buisson de ronces semble révéler la coiffe conique du gnome bienfaiteur. Notre promeneur hâte son pas, malgré les racines inopportunes, les cailloux sur lesquels dérape la chaussure, les branches basses qui lui cinglent le visage. Il se presse vers l’éclaircie qui illumine au loin un détour du chemin, craignant à chaque pas que le Hollandais maléfique, botté de cuir jusqu’en haut des cuisses, le rattrape en deux enjambées colossales, qu’il abatte sa main énorme sur son épaule pour lui proposer le marché diabolique qui le rendra riche et puissant. Échanger son cœur, palpitant à tout rompre dans sa poitrine, contre le confort d’un autre, en pierre, impavide. Atteindre les vifs rayons de soleil, c’est accéder au lieu où se tient d’habitude le minuscule Verrier, fumant avec calme sa pipe de bruyère, le chapeau conique posé sur sa tête glabre. Le Verrier dont la seule vue, apaise l’âme tourmentée par l’obscure menace qui rôde dans ces sous-bois.
Sortie de l’ombre, la piste incertaine plonge résolument vers la vallée. Les premières maisons de la petite ville accueillent l’imprudent voyageur avec leurs couleurs riantes. Le soleil ricoche avec malice aux petits carreaux des fenêtres extérieures largement ouvertes. Le promeneur intrépide sourit béatement de son aventure, confiant dans la sécurité que lui offre l’orbe citadine. Ignore-t-il qu’ici, lors des longues nuits glaciales d’hiver, même les loups évitent de croiser certaines rues. Rues hantées dès la tombée du jour par les pas tonitruants du Hollandais, résonnant parfois du bruit métallique de sa puissante hache lorsqu’il la pose à terre. Signe terrifiant qu’il vient de conclure une nouvelle fois le contrat d’échange des cœurs.

samedi 25 août 2012

L’orage sur le Blauenberg


Voilà plus d’une heure déjà que le soleil s’était glissé rapidement derrière les lignes ondoyantes des crêtes vosgiennes. La seule trace de son passage étaient les fulgurances écarlates qui coiffaient les sommets ombreux se découpant sur la luminosité déclinante de l’astre disparu. Lentement la vallée plongeait dans l’obscurité longtemps après que la plaine ait été effacée par la nuit tombante. Du jour suffocant ne restait plus que les odeurs entêtantes des bignones, des dentelaires du Cap et des lauriers-roses. Pourtant, alors que le crépuscule ne s’était pas encore imposé sur la large étendue plate qui séparait les Vosges des contreforts de la Forêt-Noire, les ténèbres gagnaient progressivement à partir du lit du Rhin. C’était une brume d’un gris profond qui s’étalait en ondoyant depuis le cours tortueux, dont elle avait auparavant celé les reflets d’argent. Cette masse s’épaississant à mesure qu’elle avançait sur les villages qu’elle engloutissait, prenait le dessus sur la nuit tombante elle-même. Nébulosité sinistre, ténèbres profondes qui emprisonnaient la moindre parcelle de lumière comme si les hordes démoniaques s’étaient échappées de l’enfer. Rejouant pour la seconde fois la terrifiante chasse à l’âme qu’elles avaient déjà lancé cinq siècles plus tôt à Stauffen, à deux pas de cette vallée. Cette chasse menée par Méphistophélès, en cuir et en souffre, contre l’imprudent Faust.
Mais ce soir, de même que plusieurs jours auparavant, ces nuées sombre surplombant le fleuve n’étaient que la conséquence de la chaleur étouffante qui régnait sur la région. Ainsi le spectateur qui aurait profité de ce début de soirée pour se désaltérer d’une bière fraiche aurait remarqué les fulgurances qui de temps à autre traversaient l’opacité, comme prisonnières de la nuée. Au firmament brillaient déjà les premières étoiles, flambeaux fixes aux couleurs soutenues, auxquelles se mêlaient de façon aléatoire le clignotement régulier d’un aéronef traversant l’éther vers une destination indéfinissable. Parfois, cependant il était possible de suivre la trajectoire de descente de l’un de ces avions vers l’Euroaiport tout proche d’ici ; à la frontière des trois pays. La nuit promettait d’être chaude, constellée de poussières d’étoiles qui émergeraient tranquillement du fond du ciel au fur et à mesure que s’éteindraient les éclairages des villas et des jardins voisins. Une nuit tranquille comme celles qui l’avaient précédée, pourrait imaginer ce buveur solitaire. Ce en quoi il se trompait.
En effet, le roulement du tonnerre se faisait plus impérieux. Les nuées qui tapissaient la plaine en contrebas se glissaient subrepticement le long du fond de la vallée du Klemmbach, progressant vers le village. La chaleur s’accentuait, activée par l’humidité qui gagnait du terrain. Les lueurs qui tout à l’heure éclataient dans la trouée se précisaient en éclairs brefs. Le grondement les suivait, de moins en moins tardif, signe que l’orage se développait et occuperait bientôt tout l’espace. En quelques minutes seulement le ciel s’était couvert de noirs nuages qui occultaient la pâle clarté des étoiles. Puis, sans le moindre signe avant-coureur les arbres furent secoués par une main invisible à la force démesurée.
Le vent s’était levé, un vent venu de nulle part, et qui pourtant soufflait avec une violence inouïe, comme s’il avait pris son élan sur des centaines de kilomètres avant d’abattre son courroux incompréhensible sur ce petit coin de terre. Sous les bourrasques les branches s’agitaient désespérément, les troncs ployaient sous le souffle indomptable. Arrachées par l’ouragan les feuilles volaient comme des troupes d’oiseaux désorientées. Posés sur les rebords de fenêtres, les jardinières et pots ne résistaient pas à la fureur qui les balayait. Le vent, dans son courroux aveugle, bousculait les meubles de jardin, abattait les piquets récalcitrants, s’engouffrait dans les toiles de tonnelles qu’il arrachait et emportait au loin. Étranges formes de linceuls volants, silhouettes de fantômes errant sans la moindre volonté propre.
Alors que la fureur de l’air atteignait son paroxysme, mêlant mille objets disparates en une sarabande échevelée, la foudre éclatait à intervalles de plus en plus proches. Cinglante, elle assourdissait le spectateur sidéré à l’instant même où la colonne de feu aveuglant zébrait le paysage, éclairant tout le panorama comme en plein jour. Alors, sous l’impact colossal se fendait un tronc d’arbre, ou tremblait la maison touchée. Parfois, on pouvait voir le spectacle terrifiant d’un arc courant le long d’un câble de clôture, accompagné de ce grésillement caractéristique qui fait penser irrésistiblement au sifflement d’un serpent agressif.
Enfin, lorsque l’atmosphère ressemblait à une fournaise infernale, agitée par les bourrasques erratiques, traversée par les éclairs destructeur, la pluie se déclenchait pour calmer le déluge de feu et le souffle de souffre. Mais cette pluie ressemblait davantage à quelque barrage céleste qui aurait cédé sous les efforts conjugués du vent et du feu. Les gouttes tombaient d’abord parcimonieuses, en gros « floc, floc » sonores qui rivalisaient presque avec le roulement du tonnerre. Lourdes elles éclataient en millier de minuscules éclats éphémères que la chaleur dissipait aussitôt. Mirages d’eau, sitôt tombée que déjà évaporée. Puis, le rythme se faisait plus régulier, plus rapide jusqu’à devenir un jet s’étendant sur des centaines de  mètres à la ronde. Enfin, l’eau tombait comme une cataracte, jaillie miraculeusement de nulle part. La pluie tombait en trombes, frappant violemment les murs, les fenêtres sous la poussée du vent. Un rideau liquide qu’illuminaient les éclairs et qu’agitait la fureur de l’ouragan, vibrant continuellement au bruit du tonnerre.
La tempête stationnait un long moment au-dessus de Badenweiller, secouant fenêtres et portes, assourdissante. Puis, aussi vite qu’elle s’était levée elle poursuivait sa route le long de la vallée, se hissant déchainée sur les pentes boisées à l’assaut du Blauenberg. Dans le calme enfin retrouvé, ne transperçaient plus le silence que les bruits amortis du tonnerre longtemps après l’éclat fugitif qui illuminait le plafond nuageux. Ne restait plus qu’une pluie fine tambourinant les stores que la soudaineté de l’orage avaient laissés entr’ouverts, et ce long roulement de tambour s’éloignant comme une armée victorieuse, volant vers d’autres combats. Au petit matin, il ne demeurerait qu’un amas hétéroclite de tessons de terracotta, de feuilles froissées et de branches broyées pour rappeler aux humains qu’il ne s’agissait pas d’un rêve tumultueux de leur sommeil inquiet.

vendredi 24 août 2012

Sous le tilleul du Belvédère.



Presqu’à l’opposé du Kurhauss sous l’éperon rocheux servant de base au château fort de Badenweiller s’élargit la terrasse du Belvedere. Il s’agit d’une esplanade presque circulaire, surplombant la vallée du Klemmbach, dont le cours serpente sans hâte vers la plaine du Rhin. Le Belvedere s’étale comme un énorme point tracé sur le chemin qui sinue entre les frondaisons épaisses du Kurpark et qui aboutit, après avoir contourné la masse ronde de la colline, à l’arrière de l’Hôtel Römerbad. C’est là que le promeneur nonchalant quitte les obscures et fraiches profondeurs du bois odorant pour se retrouver étourdi par la vaste étendue qui s’offre soudain à son regard. Son éblouissement ne vient pas tant de la profusion de lumière qui inonde cette clairière, que de l’immensité du décor sur lequel s’ouvre le chemin. S’arrêtant subjugué par le casque doré du Römerberg qui offre les rangs serrés des vignes quadrillant ses flancs, le promeneur percevra à sa gauche la présence discrète du Grand Duc Frédéric Ier de Bade qui, silencieusement, caresse de ses yeux las le paysage doux et calme que lui dévoile la trouée. Tournée vers l’Ouest, la statue de l’avant-dernier souverain du petit État allemand, emporté par le cataclysme de la fin de la Première Guerre Mondiale, semble couver du regard la large vallée qui, de Karlsruhe à Weil-am-Rhein posée entre le cours paresseux du Rhin et les sombres futaies qui couvrent le versant occidental de la Forêt Noire, constitue un territoire béni des dieux.
La présence en ce lieu de quelques chaises incitera le visiteur à faire là une pause salutaire, et il s’installera sous le feuillage protecteur d’un imposant tilleul. L’ombre est douce et se parsème de taches dorées virevoltant aux caprices d’une brise tiède qui tempère la chaleur régnant sur l’esplanade. Alors, comblé d’aise, le marcheur, imitant l’ancien souverain, admirera cette terre plantée de vergers, couverte de champs de blé ondoyants sous le vent léger, tapissée d’une multitude de pieds de vigne dont le nectar égaye les interminables soirées d’été. Çà et là émergent les bulbes aux reflets verts des clochetons d’églises aux murs de grés rouge et à la toiture de tuiles typique, plates à l’extrémité arrondie. À leur pied se blottissent de grosses fermes alternant colombages tachetés de couleurs vives et blocs de pierre parfaitement équarris et polis. Le souvenir des villages qu’il a traversé entre le lit brillant du Rhin majestueux et les plis protecteurs du piémont verdoyant s’impose. Il revoit avec plaisir les fontaines qui murmurent sans discontinuer sur des places de village engourdis par la chaleur de ce moi d’août, tandis que les viticulteurs s’activent sous le soleil de plomb à soigner les pieds fragiles, en prévision des vendanges qui maintenant ne devraient plus tarder.
En attendant, dans la stase voluptueuse que lui procure cette ombre plus que centenaire notre marcheur sentira monter en son cœur milles songes partagés. Nul doute qu’à ses côtés il ne sente la présence rêveuse d’Anton Tchékov. Peut-être même entendra-t-il la toux rauque du dramaturge, qui tentait de soigner sa phtisie aux eaux bienfaisantes des fontaines découvertes par les romains deux millénaires plus tôt. Mais il ne fait pas de doute que le fantôme émacié aux yeux fiévreux, derrière le pince-nez cerclé de métal, se sentait en parfaite harmonie avec cette terre. Les paysages, la lumière, les odeurs devaient lui rappeler ceux de sa Crimée natale. Sans oublier, la profusion d’imposants laurier-rose aux tailles d’arbres qui côtoient les stipes ventrus et les feuilles pennées des palmiers pour donner de faux airs de principauté méditerranéenne à ce coin d’Allemagne du Sud. Est-ce la magie des romains qui a donné ce carré d’Italie si septentrional, où se sont-ils arrêtés ici parce que cela leur rappelait leur patrie ? À peine cinquante kilomètres plus au nord nait le Danube, traçant de son cours modeste d’abord, puis d’une majestueuse puissance, le limes. Frontière entre le monde indolent de la méditerranée nourricière et les sombres forêts lugubres du septentrion parcimonieux de ses bienfaits.

jeudi 23 août 2012

L’orchestre du mercredi après-midi.


    Les notes de « Comme d’habitude » filtrent paresseusement jusque sur l’esplanade pavée de la Schlossplatz. La lente ritournelle s’harmonise parfaitement avec l’indolence qu’installe la canicule persistante sur Badenweiller en cette fin août. Les rues inondées d’un soleil brûlant sont quasiment désertes. L’ombre est parcimonieuse bien qu’il soit plus de dix-sept heures, et les rares curistes qui transitent entre les Thermes et leur hôtel forment des silhouettes furtives se glissant de coin d’ombre en encorbellement protecteur. Au centre de la place, le vigoureux jet d’eau ne parvient cependant pas à créer la moindre parcelle de fraicheur dans la fournaise ambiante. Même les hautes futaies du Kurpark semblent avoir renoncé à produire un quelconque agrément, leur masse de feuilles recroquevillées sous les assauts du souffle chaud qui vient de la plaine d’Alsace en contrebas. Le superbe casque d’émeraude que créent d’habitude ces arbres centenaires, tourne aujourd’hui au gris délavé d’une oliveraie échouée au cœur de la Forêt Noire.
    Pourtant si l’on a la curiosité de suivre les accents mélancoliques de la flûte qui exécute le morceau, on aboutit - à côté de l’entrelacs de barrières protégeant le chantier qui s’active sur les bâtiments du Kurhauss adossés à l’éperon rocheux où s’élèvent les restes, encore grandioses, de la citadelle défendant l’entrée de la vallée – à une sorte d’amphithéâtre miniature. Protégé par la masse élancée de l’éperon d’un côté, des terrasses bétonnées du Kurhauss d’un autre et par les épais feuillages de chênes, et de hêtres hors d’âge d’un troisième c’est l’un des rares endroits ombreux et, sa situation ouverte, en léger surplomb de la combe où coule le bois, accorde les bienfaits d’une très légère brise humidifiée par les becs d’arrosage posés çà et là par des jardiniers prévoyants.
    Des rangées de chaises blanches épousent les courbes douces tracées par le terrain originel. Posées côte à côte, en rangs plongeant à peine tant les niveaux matérialisés par des trottoirs larges constituent des marches confortables, elles accueillent dans l’espace protégé des ardeurs solaires une petite quarantaine de curistes cacochymes. Corps déformés par les années, noueux comme des ceps, couronnés de rares cheveux d’un blanc de neige laissant apercevoir le hâle d’une peau dorée par d’innombrables saisons. Ils forment ainsi une cohorte d’octogénaires émaciés, profondément posés sur l’assise inconfortable, le regard fixé sur le quintette. Leurs yeux, à la sclérotique s’assombrissant dans laquelle se fond l’iris aux contours de plus en plus flous, ne cillent pratiquement plus. L’éclat, qui naguère pétillait avec vivacité, s’est effacé progressivement comme un signe avant coureur de l’issue fatale. Un matin, sans crier gare, découvrant que l’œil est désormais vitreux, ils sauront alors qu’ils sont définitivement morts. Pour l’heure, ils se contentent d’écouter, impassibles, des mélodies qui ont pourtant accompagné leur jeunesse et leur âge mûr. Ou peut-être sont-ils trop engourdis pour réagir. Ou alors, ils sont plongés dans des souvenirs d’un passé si lointain, si profondément enfoui en eux, que ne parviennent jusqu’à nous que des ridules si ténues qu’elles échappent à l’acuité de notre propre regard.
Sur scène, les cinq musiciens ne sont pas non plus de première jeunesse. Quatre hommes et une femme, debout en retrait vers le fond du plateau pour échapper au large rai lumineux qui balafre les premiers rangs vides de l’amphithéâtre. Ils jouent consciencieusement, mais sans flamme. Besogneux, ils alignent les titres avec parcimonie. Économes de leur énergie, ils laissent s’étirer de longs silences entre les morceaux pendant lesquels avec une lenteur – calculée ? – ils mettent en place les partitions. Ils déploient à cette tâche une méticulosité, qui friserait la névrose tant elle semble disproportionnée face à la taille ridiculement minuscule des double feuilles de leurs partitions. Bien qu’ils soient à l’ombre on imagine sans peine que sur scène doit peser une chaleur pénible car le soleil darde des rayons implacables sur la mince plaque de béton qui fait office de toit. À tel point que l’éclairage qui aurait dû les mettre en valeur est éteint, certainement à leur demande. Mais la conséquence, c’est que les spectateurs n’aperçoivent que cinq silhouettes plus ou moins grises. Spectres aux gestes lents, semblables à quelques marsupiaux aux mouvements apparemment suspendus. De temps à autre le pianiste, qui actionne aussi les boîtes à rythme quitte la scène pour disparaître derrière une des palissades. Va-t-il boire en cachette, où partage-t-il sont temps entre l’orchestre minuscule et une autre activité au sein du chantier de rénovation du Kurhauss ? Le trompettiste est le seul dont les spectateurs entendront la voix, car il annonce les morceaux d’une voix traînante à l’accent indéfinissable. Le reste du temps il patiente en fond de scène, tirant occasionnellement des accord imparfaits de son instrument. Au premier plan, l’un des trois musiciens troque parfois son violon, dont il joue honnêtement, contre une guitare qu’il martyrise fréquemment à contretemps. À sa gauche la flutiste est la seule à sembler prendre un plaisir minimal à l’exercice, tandis que le violoncelliste frotte les cordes d’un mouvement d’archet répétitif et maussade. Les morceaux qu’ils soient nostalgiques ou guillerets ponctuent brièvement un silence qui s’étire, peinant à susciter la moindre réaction au public momifié. Ce n’est qu’au morceau de clôture, un classique « oum papa » que l’assistance frémit légèrement. Mais voilà le concert s’achève et il n’y aura pas de rappel. Si les spectateurs ne quittent pas leurs places, ce n’est pas tant parce qu’ils attendent une suite, que pour éviter de bouger dans la chaleur qui persiste.