Il
est 17 h 20 j’arrive tranquillement place Verdun pour rejoindre le
rassemblement silencieux qui est prévu dix minutes plus tard devant le siège de
la Nouvelle République. La journée à été maussade, les terrasses des cafés
n’accueillent que de rares courageux bravant la fraicheur. Ici, un garçon range
les chaises inutiles et les cadenasse en prévision de la nuit. Là, le serveur
dépose quelques consommations sur un guéridon bien protégé derrière un auvent.
Plus loin, un groupe de badauds bavarde en regagnant l’arrêt où patiente un bus
urbain. La vie normale d’une ville, semblable en cela à ces dizaines de soir de
janvier où la clémence du temps à Tarbes donne l’illusion d’un printemps
précoce. Mais ce soir, cette ambiance est plus grave, moins de groupes bruyants
de collégiens assis sur les bancs, les conversations se font à voix plus
mesurée. Est-ce ma tristesse et ma rage qui me font ainsi percevoir cette
atmosphère ?
Comme
pour renforcer cette impression de sérieux, voilà une longue colonne de lycéens
et d’étudiants, compacte, décidée, qui se dirige sans hésitation vers la rue
Bertrand Barère, notre lieu de rendez-vous. Nous contournons les deux motards
qui barrent la voie et remontons vers la gare. Autour de moi quelques élèves ou
étudiants, je n’arrive pas à me décider car ils ont l’âge d’être l’un ou
l’autre, s’interpellent pour savoir où se situe un de leurs camarades qu’ils
ont perdu lors de leur marche. Rapidement, il devient difficile d’avancer dans
la rue où stationne une foule compacte aux traits tirés. Jeunes scolaires,
salariés qui viennent de quitter leur entreprise, retraités, parents portant
leurs enfants sur les épaules. La foule composite que j’ai l’habitude de
rencontrer lors des manifs. Peut-être plus nombreuse que ce que je m’imaginais,
pour cette petite préfecture. De ci, de là, des téléphones portables surgissent
au-dessus des têtes pour immortaliser la présence en ce lieu et à cette
occasion. Je me faufile parmi les attroupements en grande discussion, guettant
la chaussée à la recherche d’un ami afin de partager cet instant avec lui, en
pure perte. Revenu depuis peu à Tarbes, je suis au milieu d’une foule
d’anonymes. Là bas, à Nancy, j’aurais déjà croisé trente ou quarante personnes
connues : camarades syndicaux, collègues, habitués de manifs dont je ne connais pas le nom ou simples
voisins. Assez vite je suis freiné dans ma progression par la densité. Je me
cale contre une porte d’immeuble et je poursuis ma quête de visages connus.
Sur
la chaussée la foule s’est mise en mouvement, lentement. Presque piétinante,
tant les gens sont proches les uns des autres. Je suis toujours sur le
trottoir, perdu dans cette marée humaine. J’aperçois enfin une tête connue,
j’appelle mais il discute avec un autre gars et n’entends rien. Je tente une
sortie et tombe sur sa femme qui l’a perdu. Nous emboitons le pas, mais il
n’est pas possible de progresser au sein de cette masse. Alors, nous suivons le
flot puissant qui se dirige vers la Préfecture. Progressivement la nuit tombe,
les réverbères s’allument. Nous marchons toujours, étroitement canalisés par
nos voisins. Enfin, nous atteignons la longue esplanade devant la Préfecture.
Nous nous avançons aussi loin que possible vers les grilles, derrière lesquelles,
déjà, se sont installés les marcheurs de tête. Il y a des discours, que l’écho
rend difficiles à comprendre. Madame la Préfète nous informe que nous sommes 15
000. Je pense avec ironie, que pour une fois les chiffres des organisateurs et
ceux de la police seront identiques et non contestés, et j’imagine la Une de
Charlie « Les cons ! On les a mis d’accord. » Les discours
s’achèvent. Le rassemblement est fini, la dislocation va commencer.
Spontanément une salve d’applaudissements s’élève, puis s’éteint à notre
niveau. Alors, phénomène étrange, nous en arrive l’écho. Il me faut un certain
temps pour réaliser qu’en fait c’est cette unique première salve qui parcours
la foule, depuis cette place jusqu’à ses derniers rangs. Comme une vague qui
traverse l’océan d’une rive continentale à l’autre. Nous l’entendons progresser
de rang en rang, s’éloignant de nous, se répercutant sur les façades des rues
que nous avons longées. Nous l’entendons décroitre et glisser vers l’arrière,
parcourir rues et ruelles. Prenant conscience du temps qui s’écoule sans qu’elle
s’éteigne, ce chiffre de 15000, dans toute son abstraction, devient une réalité
palpable. Soudain, nous sentons physiquement combien nous sommes nombreux, et
nous savons, là, viscéralement, que les enfants de la bête immonde n’ont pas
gagné. Toujours triste, mais serein et empli d’une force nouvelle je suis la
foule qui progressivement se disperse.