Il est là, semblant surgir de la droite du cadre. Peut-être
à genoux ou assis sur une pierre. Est-il nu ? Couvert de cendres ? En
tout cas son corps noueux semble émerger d’une tombe, les chairs de couleur
ocre maculées de gris cadavérique. Hirsute, sa tignasse chenue encadre un
visage aux yeux exorbités. Des yeux dont le regard fixe un point loin derrière
vous. Des yeux hagards, concentrant en eux l’effroi le plus total. Il est seul
à se détacher sur un fond à la noirceur mortelle. Seul ? Non, car il tient
dans ses mains le cadavre d’un adolescent, sanguinolent, décapité et dont il
dévore un bras. Ce tableau terrifiant de violence est le Saturne dévorant un de ses enfants, que Francisco de Goya peignit à
même les murs de sa maison, la Quinta del
Sordo, dans la périphérie de Madrid vers 1820. Une œuvre noire, une œuvre
d’un pessimisme radical qui représentait peut-être l’allégorie de ce que venait
de vivre l’Espagne durant les quinze dernières années : entre invasion
napoléonienne, confrontation des libéraux aux Bourbons absolutistes et enfin
intervention de la Sainte Alliance pour donner la victoire définitive aux
Bourbons. Une guerre civile sans merci, qui préfigurait à un siècle d’écart le coup
de force du national-catholicisme dont les bras armés s’appelaient Franco et la
Phalange (ironie de l’histoire avec l’aide des mêmes parrains – l’Allemagne
nazie et l’Italie [héritière de l’Empire Austro-Hongrois] intervenant
directement, tandis que la France socialiste baissait pudiquement les yeux -).
Et la figure de Saturne qui émascula son père, rappelle
métaphoriquement qu’un Pronunciamiento
c’est d’abord l’abolition de la Loi comme instrument de l’équité et son
remplacement par l’arbitraire du vainqueur. Parce que le Père dit la Loi et
qu’il a pour fonction de la faire respecter. Mais, la Loi étant abolie, de même
que Saturne avait privé son père, Uranus, de son pouvoir, n’importe lequel de
ses propres enfants pouvait l’imiter. Il n’y avait pas d’autre solution que de
les dévorer pour éviter leur trahison. Geste effrayant, dont même le dieu
tyrannique conçoit de la terreur. Ainsi, le franquisme, terrifié à l’idée que son
geste de violence fondateur ne se retourne contre lui, justifie-t-il ses plus
abjects projets. Annihiler les enfants de la République est à la fois une
nécessité vitale pour le tyran, mais aussi une façon d’exorciser sa propre
infamie. Ogre qui se repaît non pour calmer une faim physique, mais une
angoisse existentielle. Dévorer pour ne pas avoir à affronter les regards de
ceux qui demanderont justice. Dévorer pour oublier le crime fondateur, le
meurtre de la Loi.
Voilà pourquoi, il s’est très rapidement imposé que cette
thématique du Saturne dévorant un de ses
enfants était emblématique du roman Jour
de colère, Dies Irae, Dies Illa.
Mais la vision terrifiante de la scène que nous livre Francisco de Goya doit
être médiatisée, transférée dans un contexte plus moderne. C’est à ce travail
que s’est attelé le graphiste Jean Mosambi, aboutissant à la couverture que
nous avons finalement retenue. La stylisation du personnage de Saturne, les
résonnances des couleurs orange, fauve et noir, les ruptures entre police,
casse et couleur du titre, tout cela induit une impression de dynamique
fiévreuse. Et le geste saisi au moment irréversible où la victime tombe vers
son destin, stylise la violence de l’acte.
C’est à l’érudition d’un ami très proche, Jean Marc, que je
dois la découverte de ce tableau de Goya. En effet, je lui avais à peine envoyé
pour lecture critique les quatre premiers chapitres du tapuscrit en cours de
rédaction qu’il me faisait parvenir un petit mot accompagné d’une reproduction
de cette œuvre. Cette image* m’a accompagné pendant le reste du travail, alimentant
mon écriture au même titre que l’ambiance madrilène.
* visible à cette adresse
http://www.defursen.com/Files/30781/Img/08/Francisco_de_Goya-Saturne_devorant_un_de_ses_enfants.jpg