mardi 26 mars 2013

Un dimanche à Essey

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Cela commence toujours par le même rituel. Trouver une place provisoire, située au plus prés de la porte d’entrée, saluer les organisateurs qui patientent depuis un bon bout de temps, puis décharger furtivement le contenu du coffre avant d’aller poser la voiture dans un lieu moins gênant pour les autres exposants. À certains moments de l’année la fraicheur matinale se pare des couleurs éclatantes de l’aurore qui illumine un ciel d’azur, à d’autres périodes la bise glaciale oblige à rentrer la tête dans le col du manteau et baisser le chapeau sur le front. Ce dimanche est de ces derniers. Le ciel n’est pas particulièrement couvert, mais le gris l’emporte en masse sur les autres couleurs. Un vent léger s’engouffre, mordant, à travers l’encolure du trench-coat.
À la porte, un des organisateurs nous accueille avec chaleur. Les fréquentes ouvertures de l’entrée de la maison des associations doivent le frigorifier malgré son pull de laine, mais il n’en laisse rien paraître, proposant au nouveau venu d’aller se réchauffer d’une tasse de café odorant au premier étage. Nous arrivons au compte goutte et, bien que le rendez-vous ait été fixé à 9h30, je soupçonne tous ces bénévoles amicaux de nous guetter depuis plus d’une heure ; soucieux de ne pas nous abandonner dans le froid inhabituel pour une fin mars. Passé le sas d’entrée, le nouveau venu plonge dans une effervescence bon enfant. Le ballet des animateurs qui accompagnent les auteurs à leurs places, trace une chorégraphie évanescente parmi les groupes d’habitués qui déjà s’agglutinent par affinités. La salle est douillette, les affiches placardent les murs au fur et à mesure des installations des stands. Chacun procède à sa façon. L’un investit son espace de façon brouillonne, tandis qu’un autre organise et classe les piles d’ouvrages comme autant de divisions sur un champ de bataille miniature. C’est le moment de découvrir ses voisins, désignés par le hasard des stratégies complexes des organisateurs afin de ne pas mettre en concurrence stérile untel avec machin qui écrivent dans le même style ou participent du même genre. La savante combinatoire me fait séparer Daniel, mycologue passionné de pédagogie, de Jérôme jeune auteur qui a donné vie à une héroïne de papier pour faire revivre la splendeur industrieuse de la ganterie de Chaumont. Mais cela je le découvrirai plus tard.
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Pour l’heure, nous sommes enfin tous à nos places. Le brouhaha s’estompe légèrement, seuls quelques bénévoles errent de-ci de-là, petites mains effacées qui ajoutent l’ultime touche à la composition que nous constituons derrière les tables multicolores. Un bref silence, comme une pause respiratoire. Il est dix heures, les premiers visiteurs doivent piétiner devant la porte, subissant le vent glacial dont nous avons été sauvés. Inégalité de traitement justifiée par notre statut. Façon de leur faire prendre conscience de la faveur que nous leur accordons de nous rencontrer et d’échanger quelques mots avec eux simples mortels. Mais non. Certaines des silhouettes que nous avions prises pour des bénévoles sont déjà des visiteurs. Les braves personnes à l’accueil les ont admises avec la même générosité dont ils ont fait preuve envers nous. À la réflexion, ce n’est que justice. Que serait un auteur sans lecteur ? Et quoi de plus triste qu’un lecteur enrhumé dont le nez endolori goutte sur les plus belles pages d’un roman. Cette trivialité ne brise-t-elle pas la relation quasi sacrée qui se doit d’exister entre celui qui lit et le texte que l’auteur a lentement ciselé à son intention ?
La matinée s’étire paresseusement. Les visiteurs sont rares au début, puis des grappes se succèdent à intervalles aléatoires. Nos travées ne sont pas égales dans la manne des chalands, l’un ou l’autre de nos confrères monopolise l’attention, provoquant une stase compacte à son niveau le temps de signer les dédicaces. Oubliés, nous bavardons entre voisins. Une prise de contact tâtonnante, lente découverte de l’autre ponctué de ruptures provoquées par l’approche d’une silhouette languide au regard traînant. Des bouffées de foule envahissent la salle au gré des évènements extérieurs. L’heure des courses dominicales, la sortie de la messe, puis, le retour du PMU entre apéritif et repas. À chaque phase son public, caractérisé par l’âge et le sexe des chalands, mais aussi par les attributs symboliques : le panier d’où déborde la baguette, le petit parallélépipède enrubanné, le châle glissé sous le manteau du dimanche. Les curieux se font rares, les organisateurs nous incitent à rejoindre la petite salle où est dressé le couvert. Les tables se dégarnissent, des meutes joyeuses se dirigent vers l’escalier. Quelques irréductibles résistent, peut-être dans l’espoir de ne pas rater une rencontre. Au retour la salle n’est pas plus animée. L’heure tourne avec lenteur. Malgré la météo, la sieste semble avoir repris ses droits.
En attendant, nous pouvons nous livrer à une intéressante étude éthologique sur le visiteur d’exposition. La vacuité de l’heure nous laisse tout loisir d’examiner les spécimens qui hantent la manifestation. L’homme seul, errant précautionneusement parmi les rangées d’ouvrages. On le sent vaguement angoissé, comme un enfant perdu dans un lieu inconnu de lui. Il marche au centre de l’allée, trop loin pour que ses yeux puissent lire un quelconque titre. Si d’aventure un auteur le hèle il s’excuse de ne pas s’arrêter car il ne fait que repérer les lieux pour la visite qu’il effectuera tantôt avec son épouse. Parce qu’il est tacitement acquis que seules les femmes s’adonnent à ce vice qu’est la lecture. Des hommes, il y en a pourtant pas mal, aussi bien parmi les écrivains que parmi la foule. Certains furètent, taiseux, avant d’aller plus loin pour recommencer leur manège. Il y a celui qui tourne inlassablement d’allée en allée, évitant soigneusement de regarder un quelconque exposant. Nous nous interrogeons, mon voisin et moi sur ce qui motive cette sempiternelle marche. Au bout du troisième passage devant nous, on l’interpelle. L’homme sursaute, tiré d’une probable réflexion, il nous explique avec un sourire piteux qu’il attend vainement depuis dix minutes que l’auteur qu’il vient voir daigne cesser son entretien à la table voisine de la nôtre, pour rejoindre la sienne, à l’opposé. Trois passages plus tard, il plaisante avec nous sur ce qu’il pourrait avoir gagné comme lot pour sa prestation. Mais la connivence ne va pas jusqu’à s’arrêter pour examiner ce que nous exposons devant nous. Il y a aussi le visiteur, la visiteuse en l’occurrence, qui s’installe et prenant appui sur un titre se lance dans une longue tirade sur le monde en général, qui glisse immanquablement sur une description de sa vie personnelle. Il y a aussi ceux qui, s’arrêtant chez votre voisin, débordent largement sur votre emplacement. Non contents d’empêcher vos livres d’être visibles, ils vous incluent dans leur conversation avec votre confrère, faisant de fait fuir tout possible lecteur qui vous trouve trop accaparé pour oser s’approcher. D’ailleurs ces spécimens ont ceci de particulier qu’ils sont bavards, et partent au bout de vingt minutes sans vous avoir rien pris, sinon la tête. Fort heureusement, il y a aussi ceux qui vous stimulent. Curieux, ils proposent des interprétations nouvelles. Ceux-là partent trop vite.
Enfin, tout s’anime. La foule se presse, envahit l’espace, différente, plus jeune, avec une forte proportion d’enfants. Des enseignantes ont fait un travail avec leurs élèves sur les abeilles, et ce sont eux avec les parents qui viennent de prendre place. Le brouhaha enfle, la masse stagne dans l’entrée, avant de déferler en vagues rieuses entre nos travées. Mais les bandes piaillantes s’ébrouent et le calme tristement s’abat sur nous. L’après-midi s’achève, nos rangs se clairsèment, la cohue s’estompe. C’est fini. Nous rangeons nos ouvrages, chargeons nos voitures. Le vin d’honneur prolonge un peu la fête, mais les esprits sont déjà ailleurs. On se salue, se promet de s’écrire, souhaite se retrouver au prochain salon. On remercie chaleureusement les quelques bénévoles qui ont fait vivre ce moment particulier. Que l’on ait vendu beaucoup de livres ou non, signé beaucoup de dédicaces ou aucune, on s’en retourne chez soi, fourbu, mais avec au cœur la sensation d’avoir passé un beau dimanche.

1 commentaire:

  1. C'est brillant. Brillant !
    Merci Diego pour nous avoir fait partager cette journée, et de cette façon. C'est puissant. C'est comme si j'y étais.
    Quel texte sensible et magnifique. Bravo !

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