La nuit est encore profonde,
l'autoroute file sous la nappe de lumière des phares de la limousine. Il est
trop tôt pour que les rares voitures dans les deux sens de la chaussée
conduisent leurs occupants au travail, plus vraisemblablement ramènent-elles au
foyer des noctambules sortant de discothèque. Après les chaudes journées
précédentes l'air nocturne conserve cette tiédeur particulière des nuits
tropicales, pourtant le sommeil bref -trop tard entamé trop brusquement
interrompu par la sonnerie du réveil- fait remonter des frissons le long du
dos et pose une amertume âcre dans la bouche. Un goût semblable au mélange
réitéré du café trop acide avec du tabac froid. Le goût indescriptible des
nuits blanches où le temps s'éternise pour le voyageur inconfortablement assis
sur un fauteuil brinquebalé. Cette saveur que seul l'habitué des longs trajets
nocturnes éprouve dans sa chair, indissociable du picotement des yeux et de la
sensation de froid que le chauffage poussé à fond ne réussit pas à conjurer. La
nuit tiède enveloppe le voyageur somnolant d'un cocon ouaté, la faible lueur du
croissant de lune est submergée par les dizaines de lampadaires qui rythment
les accès à l'aérogare, mais à cette heure incongrue règne un silence précaire
seulement troublé par les moteurs des véhicules déposant les futurs passagers.
L'aérogare bruisse déjà de dizaines
de conversations feutrées et du crissement des roulettes de valises ou caddies
de transport. Les formalités d'usage achevées, une longue file humaine
s'achemine avec plus ou moins de célérité vers la porte d'embarquement. Passée
la passerelle il faut franchir encore le seuil de l'aéronef. On piétine dans le
long couloir à la recherche de son siège. Enfin assis l'attente anxieuse
commence tandis que l'équipage donne les instructions de sécurité. Le
sifflement sourd de l'APU* est rapidement couvert par le grondement rauque des
réacteurs. L'avion est désormais en bout de piste, piaffant d'impatience tandis
que le pilote attend l'autorisation de décoller. Ça y est, le lourd oiseau
roule maladroitement sur la piste, le train transmet les irrégularités du
bitume en un tressautement pénible, puis soudain ne restent plus que les
vibrations des roues tournant dans le vide, suivies du clac caractéristique de
la fermeture des trappes ayant englouti les trois structures de roulage. Collé
à son siège, le passager s'il ressent la puissance de l'oiseau métallique perd
tout repère. Seule la vue par l'étroit hublot de l'inclinaison étonnante de
l'horizon lui fait prendre conscience que l'avion se cabre fortement vers le
zénith. Les secondes s'égrènent longuement durant cette étourdissante ascension
jusqu'à ce que l'éclat rougeoyant qui enflamme l'horizon oblique trahisse
l'altitude vertigineuse atteinte. Quelques instants plus tard le premier rayon
de soleil darde ses flèches rubis à travers la cabine en un jour écarlate
naissant, alors que 10 000 mètres plus bas les ténèbres couvrent encore les
villes et campagnes paisiblement endormies.
C'est entre le dôme d'un bleu
profond, caractéristique de ces hautes altitudes, et une vaste mer de nuages,
que surplombe l'appareil depuis la mi-voyage, que s'amorce la descente.
Progressivement une brume grise occulte les hublots, tandis que les moteurs
sifflent dans leur effort pour contrer les turbulences qui font vaciller les
passagers. De temps à autre une déchirure parmi les nuages permet d'apercevoir
la campagne suédoise. Progressivement le paysage se précise, les tâches vert foncé
deviennent des petites forêts, les étendues vert clair des champs et les
échiquiers multicolores des villages, puis les abords d'une grande ville.
Voici, enfin, des routes, une ligne électrique, l'habitat qui s'individualise.
La piste ne doit plus être loin. Par des trouées dans les nuages s'engouffre le
soleil, projetant par moments l'ombre immense de l'avion sur le sol. Soudain le
bitume monte vers le hublot, les marques au sol s'accélèrent, les ailerons se
dressent et les réacteurs rugissent. Le petit choc qui marque le contact des
pneumatiques avec la piste. Nous roulons assourdis par le vacarme des moteurs
qui, inversés, freinent au maximum l'aéronef. Enfin le silence qui retombe,
l'attente que la porte s'ouvre et libère les passagers.
Une foule en mouvement qui serpente
le long du dédale de couloirs. Le hall d'arrivée où quelques individus, des
deux sexes, arborant des pancartes multicolores, organisent le flot chaotique
en groupes compacts aiguillés vers les navettes respectives. Déambulation encore
sur les trottoirs bordant l'aérogare jusqu'au bus qui nous est attribué. Le
véhicule s'ébranle, direction le port. Le paysage défile, surabondance de forêt
que trouent les façades en bois de maisons coquettes. Puis les immeubles
envahissent l'espace, l'autoroute traverse des zones commerciales. Stockholm ne
déroge aucunement à l'universelle organisation spatiale des métropoles
modernes. Au loin apparaissent les silhouettes caractéristiques des grues
portuaires dominant de longs hangars. Sans erreur possible nous approchons du
lieu d'embarquement, derrière les bâtiments bas se profilent les formes des
vaisseaux attendant leurs occupants. Les futurs passagers tentent vainement de
repérer celui qui sera leur lieu de vie lors de la semaine suivante. Soudain,
au détour d'un énième hangar se dresse la façade imposante d'une haute bâtisse,
dont le blanc éclatant se tempère du vert translucide des balcons. Plusieurs
secondes s'écoulent avant que chacun comprenne qu'il ne s'agit pas d'un
immeuble mais bel et bien du navire dont il foulera les ponts et coursives
quelques minutes plus tard. Check-point, photo d'identification et couloirs
matérialisés par des plots mobiles et rubans extensibles constituent une sorte
de jeu de piste initiatique auquel chacun est convié avant de pouvoir accéder à
la nouvelle aventure. Nous voici enfin prêts à franchir la passerelle de coupé,
accueillis par Kiki qui nous fait une époustouflante démonstration de chevelure
rotative en guise de bienvenue. Le hall d'entrée tout de palissandre et
dorures, l'ascenseur, la longue coursive qui conduit à la cabine. Et là le
soupir de soulagement, la tension qui retombe. On est arrivé à bon port et
désormais les plaisirs de la croisière nous attendent.
(à suivre)
* APU (Auxiliary Power Unit) :
générateur qui fournit l'électricité et l'air sous pression nécessaires à un
avion du décollage à l'atterrissage.
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