Passées
les dernières maisons d’Oberweiler, le promeneur se retrouve dans un paysage
bucolique, composé de prés et de vergers encore verts, au travers desquels
serpente paresseusement le Klemmbach. À droite de la route, le flanc de la
colline se hérisse des ceps noueux, qui montent à l’assaut du sommet, d’où
émerge l’antenne d’un relais hertzien. Par contraste avec le fond de vallée si
verdoyant, les feuilles de vigne composent une mosaïque de camaïeux fauve.
D’ici deux chemins divergent, le premier semble suivre le tracé de la route,
tandis que le second s’enfonce parmi les rangées rectilignes de poteaux
métalliques striant le versant caillouteux.
Si,
délaissant la facilité du premier, le promeneur hardi s’engage dans le second
il soufflera rapidement sous la raideur de la pente initiale. Puis
graduellement, le rythme aidant, il se familiarisera avec la montée. Il aura
alors l’impression qu’ici l’air est plus pur, la brise plus vivifiante. De
chaque côté du chemin, les lignes de vigne s’ancrent au sol, parées encore de
nombreuses feuilles que les premiers froids ont déjà rabougries. Ici où là, des
vignerons travaillent encore, enlevant des feuilles mal placées, taillant du
bois qui poursuit sa croissance. Pourtant, les vendanges sont achevées depuis
longtemps et le vin bourru s’invite sur les tables, accompagné de cerneaux de
noix, de cubes de fromage et de minces tranches de lard fumé. Cependant, le
promeneur attentif constatera que certains pieds portent encore des grappes
opulentes. Il verra aussi, que suivant les parcelles, les raisins sont d’un
jaune presque translucide ou d’un noir métallique. Parfois, c’est presque toute
une rangée qui a été épargnée par les vendangeurs. C’est que ce raisin
survivant servira à créer le Eiswein,
le vin de glace. Vin incertain car, pour récolter, il faut attendre qu’aient
lieux les premières gelées, alors que le moindre orage un peu violent
compromettrait irrémédiablement la cuvée. Mais vin au sucré sans pareil, nectar
qui récompense amplement le viticulteur des frayeurs qu’il a vécues en
attendant sa récolte. Plus haut, sur des parcelles davantage exposées au soleil
généreux et au vent sec, notre voyageur pourra apercevoir des grappes dont les
grains se fripent en développant une légère couche de moisissure dorée. Ceux-là
serviront à confectionner de rares bouteilles de « grains nobles »,
fruits d’une vigilance experte transmise de générations en générations. Liqueur
divine, issue de savoir-faire exceptionnels alliés à un amour inconditionnel de
ces arbustes généreux.
Tandis
que le marcheur admiratif progressera dans la longue ligne droite qui l’avance
vers le sommet, ses yeux éblouis contempleront la large vallée du Rhin que,
lentement, découvre l’échancrure des collines du piémont de la Forêt-Noire. Si
la clémence des cieux lui est favorable, il découvrira sur l’autre rive du
fleuve argenté, presque à portée de main, les villages alsaciens qui s’étirent
sous les jeux de lumière de quelque nuage flirtant avec le soleil radieux. Son
regard glissera alors vers l’arrière fond lumineux sur lequel se découpent,
comme des ombres, les croupes arrondies des ballons vosgiens. Plus loin encore,
plus haut, s’étireront de longs nuages effilochés planant au-dessus de la
Lorraine, bien que de cet endroit rien ne permette de s’en assurer. Poursuivant
sa montée, au moment où l’on s’y attend le moins, le ruban rectiligne s’incurve
franchement et l’ascension se poursuit, mais avec les plis de la haute vallée
comme décor. Finie la perspective s’étendant au loin. Maintenant ce sont les
dégradés de vert qui composent une toile mouvante. Badenweiler se cache parmi
les bosquets, assoupie au milieu des plis et bosses de la Forêt-Noire qui
s’avancent jusqu’ici. Au cœur de cette luxuriance verte, éclatent des gerbes
d’un roux incandescent, ponctuées de gouttelettes dorées. Parfois, c’est tout
un large bosquet flamboyant qui s’agite au gré du vent, découvrant entre ses
éclats lumineux la masse élancée d’un sapin immobile, tache presque noire sur
cette profusion de couleurs claires. Notre marcheur s’enhardit vers ces bois
hypnotiques, se retrouvant bientôt sous le couvert de feuillus bruissant de mille
conversations entrelacées. Puis, la forêt s’épaissit, les troncs de chênes, de
hêtres, font place aux fûts plus sombres des conifères. Le chemin se constelle
de pommes de pin, comme jetées par la main immense de quelque géant, par
brassées inégales. Alors, réveillé par l’ombre profonde et les bruits
disparates qu’apporte une brise irrégulière, remonte du plus profond de la
mémoire le conte du Hollandais et du Verrier son adversaire implacable. Les
craquements des troncs meurtris par les vents violents de la veille, évoquent
irrésistiblement le pas lourd du bûcheron géant qui coupe à travers les
taillis, tandis que le balancement irrégulier d’un buisson de ronces semble
révéler la coiffe conique du gnome bienfaiteur. Notre promeneur hâte son pas,
malgré les racines inopportunes, les cailloux sur lesquels dérape la chaussure,
les branches basses qui lui cinglent le visage. Il se presse vers l’éclaircie
qui illumine au loin un détour du chemin, craignant à chaque pas que le Hollandais
maléfique, botté de cuir jusqu’en haut des cuisses, le rattrape en deux
enjambées colossales, qu’il abatte sa main énorme sur son épaule pour lui
proposer le marché diabolique qui le rendra riche et puissant. Échanger son
cœur, palpitant à tout rompre dans sa poitrine, contre le confort d’un autre,
en pierre, impavide. Atteindre les vifs rayons de soleil, c’est accéder au lieu
où se tient d’habitude le minuscule Verrier, fumant avec calme sa pipe de
bruyère, le chapeau conique posé sur sa tête glabre. Le Verrier dont la seule
vue, apaise l’âme tourmentée par l’obscure menace qui rôde dans ces sous-bois.
Sortie
de l’ombre, la piste incertaine plonge résolument vers la vallée. Les premières
maisons de la petite ville accueillent l’imprudent voyageur avec leurs couleurs
riantes. Le soleil ricoche avec malice aux petits carreaux des fenêtres
extérieures largement ouvertes. Le promeneur intrépide sourit béatement de son
aventure, confiant dans la sécurité que lui offre l’orbe citadine. Ignore-t-il
qu’ici, lors des longues nuits glaciales d’hiver, même les loups évitent de
croiser certaines rues. Rues hantées dès la tombée du jour par les pas
tonitruants du Hollandais, résonnant parfois du bruit métallique de sa
puissante hache lorsqu’il la pose à terre. Signe terrifiant qu’il vient de
conclure une nouvelle fois le contrat d’échange des cœurs.
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