samedi 25 août 2012

L’orage sur le Blauenberg


Voilà plus d’une heure déjà que le soleil s’était glissé rapidement derrière les lignes ondoyantes des crêtes vosgiennes. La seule trace de son passage étaient les fulgurances écarlates qui coiffaient les sommets ombreux se découpant sur la luminosité déclinante de l’astre disparu. Lentement la vallée plongeait dans l’obscurité longtemps après que la plaine ait été effacée par la nuit tombante. Du jour suffocant ne restait plus que les odeurs entêtantes des bignones, des dentelaires du Cap et des lauriers-roses. Pourtant, alors que le crépuscule ne s’était pas encore imposé sur la large étendue plate qui séparait les Vosges des contreforts de la Forêt-Noire, les ténèbres gagnaient progressivement à partir du lit du Rhin. C’était une brume d’un gris profond qui s’étalait en ondoyant depuis le cours tortueux, dont elle avait auparavant celé les reflets d’argent. Cette masse s’épaississant à mesure qu’elle avançait sur les villages qu’elle engloutissait, prenait le dessus sur la nuit tombante elle-même. Nébulosité sinistre, ténèbres profondes qui emprisonnaient la moindre parcelle de lumière comme si les hordes démoniaques s’étaient échappées de l’enfer. Rejouant pour la seconde fois la terrifiante chasse à l’âme qu’elles avaient déjà lancé cinq siècles plus tôt à Stauffen, à deux pas de cette vallée. Cette chasse menée par Méphistophélès, en cuir et en souffre, contre l’imprudent Faust.
Mais ce soir, de même que plusieurs jours auparavant, ces nuées sombre surplombant le fleuve n’étaient que la conséquence de la chaleur étouffante qui régnait sur la région. Ainsi le spectateur qui aurait profité de ce début de soirée pour se désaltérer d’une bière fraiche aurait remarqué les fulgurances qui de temps à autre traversaient l’opacité, comme prisonnières de la nuée. Au firmament brillaient déjà les premières étoiles, flambeaux fixes aux couleurs soutenues, auxquelles se mêlaient de façon aléatoire le clignotement régulier d’un aéronef traversant l’éther vers une destination indéfinissable. Parfois, cependant il était possible de suivre la trajectoire de descente de l’un de ces avions vers l’Euroaiport tout proche d’ici ; à la frontière des trois pays. La nuit promettait d’être chaude, constellée de poussières d’étoiles qui émergeraient tranquillement du fond du ciel au fur et à mesure que s’éteindraient les éclairages des villas et des jardins voisins. Une nuit tranquille comme celles qui l’avaient précédée, pourrait imaginer ce buveur solitaire. Ce en quoi il se trompait.
En effet, le roulement du tonnerre se faisait plus impérieux. Les nuées qui tapissaient la plaine en contrebas se glissaient subrepticement le long du fond de la vallée du Klemmbach, progressant vers le village. La chaleur s’accentuait, activée par l’humidité qui gagnait du terrain. Les lueurs qui tout à l’heure éclataient dans la trouée se précisaient en éclairs brefs. Le grondement les suivait, de moins en moins tardif, signe que l’orage se développait et occuperait bientôt tout l’espace. En quelques minutes seulement le ciel s’était couvert de noirs nuages qui occultaient la pâle clarté des étoiles. Puis, sans le moindre signe avant-coureur les arbres furent secoués par une main invisible à la force démesurée.
Le vent s’était levé, un vent venu de nulle part, et qui pourtant soufflait avec une violence inouïe, comme s’il avait pris son élan sur des centaines de kilomètres avant d’abattre son courroux incompréhensible sur ce petit coin de terre. Sous les bourrasques les branches s’agitaient désespérément, les troncs ployaient sous le souffle indomptable. Arrachées par l’ouragan les feuilles volaient comme des troupes d’oiseaux désorientées. Posés sur les rebords de fenêtres, les jardinières et pots ne résistaient pas à la fureur qui les balayait. Le vent, dans son courroux aveugle, bousculait les meubles de jardin, abattait les piquets récalcitrants, s’engouffrait dans les toiles de tonnelles qu’il arrachait et emportait au loin. Étranges formes de linceuls volants, silhouettes de fantômes errant sans la moindre volonté propre.
Alors que la fureur de l’air atteignait son paroxysme, mêlant mille objets disparates en une sarabande échevelée, la foudre éclatait à intervalles de plus en plus proches. Cinglante, elle assourdissait le spectateur sidéré à l’instant même où la colonne de feu aveuglant zébrait le paysage, éclairant tout le panorama comme en plein jour. Alors, sous l’impact colossal se fendait un tronc d’arbre, ou tremblait la maison touchée. Parfois, on pouvait voir le spectacle terrifiant d’un arc courant le long d’un câble de clôture, accompagné de ce grésillement caractéristique qui fait penser irrésistiblement au sifflement d’un serpent agressif.
Enfin, lorsque l’atmosphère ressemblait à une fournaise infernale, agitée par les bourrasques erratiques, traversée par les éclairs destructeur, la pluie se déclenchait pour calmer le déluge de feu et le souffle de souffre. Mais cette pluie ressemblait davantage à quelque barrage céleste qui aurait cédé sous les efforts conjugués du vent et du feu. Les gouttes tombaient d’abord parcimonieuses, en gros « floc, floc » sonores qui rivalisaient presque avec le roulement du tonnerre. Lourdes elles éclataient en millier de minuscules éclats éphémères que la chaleur dissipait aussitôt. Mirages d’eau, sitôt tombée que déjà évaporée. Puis, le rythme se faisait plus régulier, plus rapide jusqu’à devenir un jet s’étendant sur des centaines de  mètres à la ronde. Enfin, l’eau tombait comme une cataracte, jaillie miraculeusement de nulle part. La pluie tombait en trombes, frappant violemment les murs, les fenêtres sous la poussée du vent. Un rideau liquide qu’illuminaient les éclairs et qu’agitait la fureur de l’ouragan, vibrant continuellement au bruit du tonnerre.
La tempête stationnait un long moment au-dessus de Badenweiller, secouant fenêtres et portes, assourdissante. Puis, aussi vite qu’elle s’était levée elle poursuivait sa route le long de la vallée, se hissant déchainée sur les pentes boisées à l’assaut du Blauenberg. Dans le calme enfin retrouvé, ne transperçaient plus le silence que les bruits amortis du tonnerre longtemps après l’éclat fugitif qui illuminait le plafond nuageux. Ne restait plus qu’une pluie fine tambourinant les stores que la soudaineté de l’orage avaient laissés entr’ouverts, et ce long roulement de tambour s’éloignant comme une armée victorieuse, volant vers d’autres combats. Au petit matin, il ne demeurerait qu’un amas hétéroclite de tessons de terracotta, de feuilles froissées et de branches broyées pour rappeler aux humains qu’il ne s’agissait pas d’un rêve tumultueux de leur sommeil inquiet.

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