mercredi 7 septembre 2016

Première journée en mer. Épisode 3

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De bon matin, largement reposés par une nuit sereine, les désormais croisiéristes décident de se préparer à la première journée par un copieux petit déjeuner. Réticents néanmoins à trop de pérégrinations ils optent pour retourner au restaurant où ils ont dîné la veille. Ceux qui ont déjà eu la chance de fréquenter un grand restaurant distingué par tel ou tel guide culinaire ou, plus modestement comme l'auteur de ces lignes, les restaurants pédagogiques de quelques grands lycées hôteliers affrontent sans sourciller la double file impeccablement rangée de la brigade au complet du Taurus. Ce matin ne fait pas exception. Pantalon noir à ganse, large ceinture de soie serrée autour de la taille, veste blanche impeccable sur chemise blanche rehaussée par un nœud papillon noir lui aussi. Quasiment imperceptibles, sauf aux yeux curieux de quelque observateur aguerri, des variantes distinguent la hiérarchie des femmes et des hommes qui prennent en charge les commensaux. Serveurs, chefs de table, chefs de rang etc. arborent des revers de veste et des badges nominatifs à la couleur différente.
De même que la veille le nouvel arrivant s'était vu pris en charge vigoureusement et conduit vers sa table réservée, ce matin la circulation entre les espaces de repas et les petites alcôves d'où les serveurs alimentent les tables est ponctuée des salutations de ceux qui patientent afin de satisfaire nos appétits. En revanche, le placement répond à des impératifs de service et non à une organisation préalable comme la veille. Nous avons la chance d'être installés à nouveau près d'une des grandes fenêtres qui s'ouvrent sur la mer, ou du moins à cette heure-là sur la baie de Stockholm où notre navire mouille toujours. Sitôt installés on nous propose du café, sur ce navire nous sommes en Italie ne l'oublions pas, tandis que le thé semble être une denrée plus exotique, nonobstant la nationalité du personnel de salle, majoritairement philippin. D'ailleurs le courageux voyageur qui insistera verra sa préparation du thé varier en fonction des jours et des serveurs. Sachet dans l'eau chaude très traditionnelle pour l'un, lait chaud versé dans la tasse et sachet plongé dedans pour l'autre. Mais n'est-ce point là l'attrait des voyages ? Malgré une gentillesse sans faille et une envie débordante de nous satisfaire le personnel de salle n'est pas toujours très polyglotte. Certains s'expriment en un mélange savoureux, quoique limité, d'italien et de castillan à l'instar de Juan Pablo auquel je reviendrai un peu plus loin, d'autres en un anglais plus ou moins approximatif et certains on ne sait trop dans quelle langue. Ce fut le cas de Mr No. Nous avions baptisé ainsi un très jeune garçon, visiblement tout nouveau sur le navire, un peu perdu et semble-t-il rabroué par son chef de rang, qui ne savait répondre à nos questions concernant les petits déjeuners proposés que par la négative.
"Sont-ils compris dans notre forfait ?"
"No"
"Donc on nous les impute sur notre compte ?"
"No"
Regards interrogatifs réciproques des deux affamés qui décident néanmoins de tenter le sort afin de savoir.
"On peut vous demander le petit déjeuner américain et l'anglais ?"
 "No"
Certainement inquiet de nous avoir répondu trois fois de suite négativement il se mit à parcourir du regard la salle pour enfin héler son supérieur qui accourut, lui faisant signe de s'éloigner d'un air agacé. Contrairement au Dr homonyme, ennemi juré de Bond, celui-ci était bien inoffensif et nous lui souhaitions de rapidement acquérir un minimum de compréhension des langues parlées sur cette tour de Babel flottante.
Mais revenons à ce premier matin. En prévision d'une journée qui les mène vers l'inconnu le plus total les néophytes font honneur au généreux buffet qui aligne sans barguigner tranches de fromages, jambons et saucissons, tomates et autres légumes frais, pains de toutes couleurs et viennoiseries alléchantes, céréales avec ou sans chocolat, laitages et yaourts onctueux sans oublier le coin fruits et leurs jus frais pressés. Face à la noria de voyageurs affamés le personnel réassortit les vitrines avec célérité. Repus nous quittons nos places sans avoir croisé nos voisins de table de la veille. Ils ont peut-être choisi de déjeuner à l'Andromeda, le self-service qui  propose lui aussi des petits déjeuners. Ou plus vraisemblablement ont-ils opté pour une grasse matinée étant donné que nous appareillons vers 10 heures pour notre première journée en mer, ce qui signifie qu'il n'y a pas la moindre contrainte horaire liée aux éventuelles excursions.

Décidés à profiter de cette première journée oisive pour visiter le navire, nous commençons par accéder au pont supérieur pour suivre les opérations d'appareillage. Le temps est magnifique, un petit vent frais tempère les ardeurs du soleil malgré l'heure matinale. Sur le quai, une quarantaine de mètres en contrebas, le large bâtiment par lequel nous avons transité la veille pour l'accueil et les formalités de douanes est clos. Devant lui le parking destiné aux taxis et aux autobus est déserté. En se penchant on constate que les deux passerelles joignant notre bateau au quai ont disparu, tandis que trois ou quatre personnes, casque sur la tête et gilet jaune sur le dos, s'affairent près des bittes d'amarrage libérant les impressionnants câbles que des treuils remontent à bord. Une légère vibration trahit le réveil des machines, insensiblement le quai s'éloigne de nous, la proue entame un lent mouvement de rotation tandis que l'énorme masse recule avec précautions pour atteindre l'étroit chenal de sortie du port. Cette manœuvre encore en cours, la trompe lance son au revoir au port tandis que sur les ponts extérieurs résonne "Con te partiro". Ce rituel se répétera ainsi au départ de chacune de nos escales. Empruntant le côté droit (tribord) du chenal nous nous éloignons progressivement de la capitale suédoise, accompagnés d'une nuée de goélands braillards qui quémandent auprès des voyageurs. Si d'emblée l'un de nous leur propose des bouts de pain ils s'enhardissent et se mettant en file indienne, presqu'à l'arrêt, ils se succèdent pour attraper la gourmandise avec une dextérité inattendue. Puis la côte s'éloignant ils nous faussent compagnie progressivement, non sans un dernier survol circulaire accompagné d'un petit cri d'au revoir.
Nous naviguerons ainsi presque toute la matinée, longeant à faible allure des chapelets d'îles parsemées dans le golfe de Stockholm, avant d'atteindre enfin la haute mer pour traverser le golfe de Botnie. La mer est d'huile, au ciel quelques rares nuages d'altitude ponctuent l'azur sans réussir à altérer la lumière solaire. Il est temps de traîner par les coursives et ponts inconnus à la découverte de notre nouvel univers éphémère. Au bout d'un des ponts supérieurs des cris d'enfants et un bruit d'eau caractéristiques signalent la première piscine. Mais il ne fait pas assez chaud pour la plupart des adultes, c'est plus loin que se situe la piscine couverte et les jacuzzis. Une foule bruyamment joyeuse s'y ébat déjà, sous l'œil blasé des serveurs du bar attenant. Par les larges baies vitrées nous contemplons la profusion d'îles entre lesquelles notre navire se fraye un chemin avec assurance. Plus bas s'offrent la détente et le bien-être des Spa et des espaces de soin personnel. Un peu plus loin, nous empruntons un des trois ascenseurs panoramiques en direction du grand atrium Supernova. La descente offre une vue vertigineuse sur la salle et le comptoir huit ponts plus bas. Le vaste espace est déjà pris d'assaut par des familles entières, les tables centrales et les coins plus cosys sont occupés. Nous nous replions sur notre cabine en attendant l'heure du déjeuner. 

Dans la coursive le chariot à linge signale la présence du personnel de cabine. Alan nous salue en un anglais impeccable. Il est jovial et prévenant. Nous bavardons avec lui et notre présence semble rompre la monotonie de sa tâche quotidienne (en fait pluri quotidienne car nous constaterons que notre cabine est refaite après chacun de nos passages). Au fil des jours s'établira une relation chaleureuse avec ce jeune homme courtois, nous en apprendrons plus sur le travail à bord et la polyvalence des hommes et femmes d'équipage. En entendant nos pas dans la coursive, il viendra toujours à notre rencontre depuis la cabine où il officie pour s'assurer que nous ne manquons de rien. Souvent nous trouvons les serviettes fraîches, posées sur le lit ou la banquette, sculptées sous forme de cygnes, d'éléphants ou autres animaux. Lorsque nous l'en remercions il sourit et plisse les yeux de plaisir. Il est un des rares membres de l'équipage, hormis les officiers qui sont tous italiens et pratiquent parfaitement l'anglais et souvent le français ou le castillan, à s'exprimer en un anglais correct et fluide. 

La journée s'achève, le ciel rougeoie détachant en ombres prononcées les quelques nuages tandis qu'un croissant de lune illumine le firmament. Autour du navire le sillage irisé se détache, brillant, sur le fond d'eau d'un bleu de plus en plus profond. Les ponts extérieurs s'illuminent créant une illusion de clôture irréelle. La nuit qui nous entoure rétrécit notre environnement à ces parois immaculées d'un côté et aux balustrades de bois verni de l'autre. Juste sous la lumière crue des projecteurs le pont devient une scène, mais quel rôle exactement devrons nous interpréter ?

(à suivre)

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