De bon matin, largement reposés par
une nuit sereine, les désormais croisiéristes décident de se préparer à la
première journée par un copieux petit déjeuner. Réticents néanmoins à trop de
pérégrinations ils optent pour retourner au restaurant où ils ont dîné la
veille. Ceux qui ont déjà eu la chance de fréquenter un grand restaurant
distingué par tel ou tel guide culinaire ou, plus modestement comme l'auteur de
ces lignes, les restaurants pédagogiques de quelques grands lycées hôteliers
affrontent sans sourciller la double file impeccablement rangée de la brigade
au complet du Taurus. Ce matin ne fait pas exception. Pantalon noir à ganse,
large ceinture de soie serrée autour de la taille, veste blanche impeccable sur
chemise blanche rehaussée par un nœud papillon noir lui aussi. Quasiment
imperceptibles, sauf aux yeux curieux de quelque observateur aguerri, des
variantes distinguent la hiérarchie des femmes et des hommes qui prennent en
charge les commensaux. Serveurs, chefs de table, chefs de rang etc. arborent des
revers de veste et des badges nominatifs à la couleur différente.
De même que la veille le nouvel
arrivant s'était vu pris en charge vigoureusement et conduit vers sa table
réservée, ce matin la circulation entre les espaces de repas et les petites
alcôves d'où les serveurs alimentent les tables est ponctuée des salutations de
ceux qui patientent afin de satisfaire nos appétits. En revanche, le placement
répond à des impératifs de service et non à une organisation préalable comme la
veille. Nous avons la chance d'être installés à nouveau près d'une des grandes
fenêtres qui s'ouvrent sur la mer, ou du moins à cette heure-là sur la baie de
Stockholm où notre navire mouille toujours. Sitôt installés on nous propose du
café, sur ce navire nous sommes en Italie ne l'oublions pas, tandis que le thé
semble être une denrée plus exotique, nonobstant la nationalité du personnel de
salle, majoritairement philippin. D'ailleurs le courageux voyageur qui
insistera verra sa préparation du thé varier en fonction des jours et des
serveurs. Sachet dans l'eau chaude très traditionnelle pour l'un, lait chaud
versé dans la tasse et sachet plongé dedans pour l'autre. Mais n'est-ce point là l'attrait des voyages ?
Malgré une gentillesse sans faille et une envie débordante de nous satisfaire
le personnel de salle n'est pas toujours très polyglotte. Certains s'expriment
en un mélange savoureux, quoique limité, d'italien et de castillan à l'instar
de Juan Pablo auquel je reviendrai un peu plus loin, d'autres en un anglais
plus ou moins approximatif et certains on ne sait trop dans quelle langue. Ce
fut le cas de Mr No. Nous avions baptisé ainsi un très jeune garçon,
visiblement tout nouveau sur le navire, un peu perdu et semble-t-il rabroué par
son chef de rang, qui ne savait répondre à nos questions concernant les petits
déjeuners proposés que par la négative.
"Sont-ils compris dans notre
forfait ?"
"No"
"Donc on nous les impute sur
notre compte ?"
"No"
Regards interrogatifs réciproques des
deux affamés qui décident néanmoins de tenter le sort afin de savoir.
"On peut vous demander le petit
déjeuner américain et l'anglais ?"
"No"
Certainement inquiet de nous avoir
répondu trois fois de suite négativement il se mit à parcourir du regard la
salle pour enfin héler son supérieur qui accourut, lui faisant signe de
s'éloigner d'un air agacé. Contrairement au Dr homonyme, ennemi juré de Bond,
celui-ci était bien inoffensif et nous lui souhaitions de rapidement acquérir
un minimum de compréhension des langues parlées sur cette tour de Babel
flottante.
Mais revenons à ce premier matin. En
prévision d'une journée qui les mène vers l'inconnu le plus total les néophytes
font honneur au généreux buffet qui aligne sans barguigner tranches de fromages,
jambons et saucissons, tomates et autres légumes frais, pains de toutes
couleurs et viennoiseries alléchantes, céréales avec ou sans chocolat, laitages
et yaourts onctueux sans oublier le coin fruits et leurs jus frais pressés.
Face à la noria de voyageurs affamés le personnel réassortit les vitrines avec
célérité. Repus nous quittons nos places sans avoir croisé nos voisins de table
de la veille. Ils ont peut-être choisi de déjeuner à l'Andromeda, le
self-service qui propose lui aussi des petits déjeuners. Ou plus
vraisemblablement ont-ils opté pour une grasse matinée étant donné que nous
appareillons vers 10 heures pour notre première journée en mer, ce qui signifie
qu'il n'y a pas la moindre contrainte horaire liée aux éventuelles excursions.
Décidés à profiter de cette première
journée oisive pour visiter le navire, nous commençons par accéder au pont
supérieur pour suivre les opérations d'appareillage. Le temps est magnifique,
un petit vent frais tempère les ardeurs du soleil malgré l'heure matinale. Sur
le quai, une quarantaine de mètres en contrebas, le large bâtiment par lequel
nous avons transité la veille pour l'accueil et les formalités de douanes est
clos. Devant lui le parking destiné aux taxis et aux autobus est déserté. En se
penchant on constate que les deux passerelles joignant notre bateau au quai ont
disparu, tandis que trois ou quatre personnes, casque sur la tête et gilet
jaune sur le dos, s'affairent près des bittes d'amarrage libérant les
impressionnants câbles que des treuils remontent à bord. Une légère vibration
trahit le réveil des machines, insensiblement le quai s'éloigne de nous, la
proue entame un lent mouvement de rotation tandis que l'énorme masse recule
avec précautions pour atteindre l'étroit chenal de sortie du port. Cette manœuvre
encore en cours, la trompe lance son au revoir au port tandis que sur les ponts
extérieurs résonne "Con te partiro".
Ce rituel se répétera ainsi au départ de chacune de nos escales. Empruntant le
côté droit (tribord) du chenal nous nous éloignons progressivement de la
capitale suédoise, accompagnés d'une nuée de goélands braillards qui quémandent
auprès des voyageurs. Si d'emblée l'un de nous leur propose des bouts de pain
ils s'enhardissent et se mettant en file indienne, presqu'à l'arrêt, ils se succèdent
pour attraper la gourmandise avec une dextérité inattendue. Puis la côte
s'éloignant ils nous faussent compagnie progressivement, non sans un dernier
survol circulaire accompagné d'un petit cri d'au revoir.
Nous naviguerons ainsi presque toute
la matinée, longeant à faible allure des chapelets d'îles parsemées dans le
golfe de Stockholm, avant d'atteindre enfin la haute mer pour traverser le
golfe de Botnie. La mer est d'huile, au ciel quelques rares nuages d'altitude
ponctuent l'azur sans réussir à altérer la lumière solaire. Il est temps de
traîner par les coursives et ponts inconnus à la découverte de notre nouvel
univers éphémère. Au bout d'un des ponts supérieurs des cris d'enfants et un
bruit d'eau caractéristiques signalent la première piscine. Mais il ne fait pas
assez chaud pour la plupart des adultes, c'est plus loin que se situe la
piscine couverte et les jacuzzis. Une foule bruyamment joyeuse s'y ébat déjà,
sous l'œil blasé des serveurs du bar attenant. Par les larges baies vitrées nous
contemplons la profusion d'îles entre lesquelles notre navire se fraye un
chemin avec assurance. Plus bas s'offrent la détente et le bien-être des Spa et
des espaces de soin personnel. Un peu plus loin, nous empruntons un des trois
ascenseurs panoramiques en direction du grand atrium Supernova. La descente
offre une vue vertigineuse sur la salle et le comptoir huit ponts plus bas. Le
vaste espace est déjà pris d'assaut par des familles entières, les tables
centrales et les coins plus cosys sont occupés. Nous nous replions sur notre
cabine en attendant l'heure du déjeuner.
Dans la coursive le chariot à linge
signale la présence du personnel de cabine. Alan nous salue en un anglais
impeccable. Il est jovial et prévenant. Nous bavardons avec lui et notre présence
semble rompre la monotonie de sa tâche quotidienne (en fait pluri quotidienne
car nous constaterons que notre cabine est refaite après chacun de nos
passages). Au fil des jours s'établira une relation chaleureuse avec ce jeune
homme courtois, nous en apprendrons plus sur le travail à bord et la
polyvalence des hommes et femmes d'équipage. En entendant nos pas dans la
coursive, il viendra toujours à notre rencontre depuis la cabine où il officie
pour s'assurer que nous ne manquons de rien. Souvent nous trouvons les
serviettes fraîches, posées sur le lit ou la banquette, sculptées sous forme de
cygnes, d'éléphants ou autres animaux. Lorsque nous l'en remercions il sourit
et plisse les yeux de plaisir. Il est un des rares membres de l'équipage, hormis
les officiers qui sont tous italiens et pratiquent parfaitement l'anglais et
souvent le français ou le castillan, à s'exprimer en un anglais correct et
fluide.
La journée s'achève, le ciel rougeoie
détachant en ombres prononcées les quelques nuages tandis qu'un croissant de
lune illumine le firmament. Autour du navire le sillage irisé se détache, brillant, sur
le fond d'eau d'un bleu de plus en plus profond. Les ponts extérieurs
s'illuminent créant une illusion de clôture irréelle. La nuit qui nous entoure
rétrécit notre environnement à ces parois immaculées d'un côté et aux
balustrades de bois verni de l'autre. Juste sous la lumière crue des
projecteurs le pont devient une scène, mais quel rôle exactement devrons nous
interpréter ?
(à suivre)
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