jeudi 23 août 2012

L’orchestre du mercredi après-midi.


    Les notes de « Comme d’habitude » filtrent paresseusement jusque sur l’esplanade pavée de la Schlossplatz. La lente ritournelle s’harmonise parfaitement avec l’indolence qu’installe la canicule persistante sur Badenweiller en cette fin août. Les rues inondées d’un soleil brûlant sont quasiment désertes. L’ombre est parcimonieuse bien qu’il soit plus de dix-sept heures, et les rares curistes qui transitent entre les Thermes et leur hôtel forment des silhouettes furtives se glissant de coin d’ombre en encorbellement protecteur. Au centre de la place, le vigoureux jet d’eau ne parvient cependant pas à créer la moindre parcelle de fraicheur dans la fournaise ambiante. Même les hautes futaies du Kurpark semblent avoir renoncé à produire un quelconque agrément, leur masse de feuilles recroquevillées sous les assauts du souffle chaud qui vient de la plaine d’Alsace en contrebas. Le superbe casque d’émeraude que créent d’habitude ces arbres centenaires, tourne aujourd’hui au gris délavé d’une oliveraie échouée au cœur de la Forêt Noire.
    Pourtant si l’on a la curiosité de suivre les accents mélancoliques de la flûte qui exécute le morceau, on aboutit - à côté de l’entrelacs de barrières protégeant le chantier qui s’active sur les bâtiments du Kurhauss adossés à l’éperon rocheux où s’élèvent les restes, encore grandioses, de la citadelle défendant l’entrée de la vallée – à une sorte d’amphithéâtre miniature. Protégé par la masse élancée de l’éperon d’un côté, des terrasses bétonnées du Kurhauss d’un autre et par les épais feuillages de chênes, et de hêtres hors d’âge d’un troisième c’est l’un des rares endroits ombreux et, sa situation ouverte, en léger surplomb de la combe où coule le bois, accorde les bienfaits d’une très légère brise humidifiée par les becs d’arrosage posés çà et là par des jardiniers prévoyants.
    Des rangées de chaises blanches épousent les courbes douces tracées par le terrain originel. Posées côte à côte, en rangs plongeant à peine tant les niveaux matérialisés par des trottoirs larges constituent des marches confortables, elles accueillent dans l’espace protégé des ardeurs solaires une petite quarantaine de curistes cacochymes. Corps déformés par les années, noueux comme des ceps, couronnés de rares cheveux d’un blanc de neige laissant apercevoir le hâle d’une peau dorée par d’innombrables saisons. Ils forment ainsi une cohorte d’octogénaires émaciés, profondément posés sur l’assise inconfortable, le regard fixé sur le quintette. Leurs yeux, à la sclérotique s’assombrissant dans laquelle se fond l’iris aux contours de plus en plus flous, ne cillent pratiquement plus. L’éclat, qui naguère pétillait avec vivacité, s’est effacé progressivement comme un signe avant coureur de l’issue fatale. Un matin, sans crier gare, découvrant que l’œil est désormais vitreux, ils sauront alors qu’ils sont définitivement morts. Pour l’heure, ils se contentent d’écouter, impassibles, des mélodies qui ont pourtant accompagné leur jeunesse et leur âge mûr. Ou peut-être sont-ils trop engourdis pour réagir. Ou alors, ils sont plongés dans des souvenirs d’un passé si lointain, si profondément enfoui en eux, que ne parviennent jusqu’à nous que des ridules si ténues qu’elles échappent à l’acuité de notre propre regard.
Sur scène, les cinq musiciens ne sont pas non plus de première jeunesse. Quatre hommes et une femme, debout en retrait vers le fond du plateau pour échapper au large rai lumineux qui balafre les premiers rangs vides de l’amphithéâtre. Ils jouent consciencieusement, mais sans flamme. Besogneux, ils alignent les titres avec parcimonie. Économes de leur énergie, ils laissent s’étirer de longs silences entre les morceaux pendant lesquels avec une lenteur – calculée ? – ils mettent en place les partitions. Ils déploient à cette tâche une méticulosité, qui friserait la névrose tant elle semble disproportionnée face à la taille ridiculement minuscule des double feuilles de leurs partitions. Bien qu’ils soient à l’ombre on imagine sans peine que sur scène doit peser une chaleur pénible car le soleil darde des rayons implacables sur la mince plaque de béton qui fait office de toit. À tel point que l’éclairage qui aurait dû les mettre en valeur est éteint, certainement à leur demande. Mais la conséquence, c’est que les spectateurs n’aperçoivent que cinq silhouettes plus ou moins grises. Spectres aux gestes lents, semblables à quelques marsupiaux aux mouvements apparemment suspendus. De temps à autre le pianiste, qui actionne aussi les boîtes à rythme quitte la scène pour disparaître derrière une des palissades. Va-t-il boire en cachette, où partage-t-il sont temps entre l’orchestre minuscule et une autre activité au sein du chantier de rénovation du Kurhauss ? Le trompettiste est le seul dont les spectateurs entendront la voix, car il annonce les morceaux d’une voix traînante à l’accent indéfinissable. Le reste du temps il patiente en fond de scène, tirant occasionnellement des accord imparfaits de son instrument. Au premier plan, l’un des trois musiciens troque parfois son violon, dont il joue honnêtement, contre une guitare qu’il martyrise fréquemment à contretemps. À sa gauche la flutiste est la seule à sembler prendre un plaisir minimal à l’exercice, tandis que le violoncelliste frotte les cordes d’un mouvement d’archet répétitif et maussade. Les morceaux qu’ils soient nostalgiques ou guillerets ponctuent brièvement un silence qui s’étire, peinant à susciter la moindre réaction au public momifié. Ce n’est qu’au morceau de clôture, un classique « oum papa » que l’assistance frémit légèrement. Mais voilà le concert s’achève et il n’y aura pas de rappel. Si les spectateurs ne quittent pas leurs places, ce n’est pas tant parce qu’ils attendent une suite, que pour éviter de bouger dans la chaleur qui persiste.


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