vendredi 24 août 2012

Sous le tilleul du Belvédère.



Presqu’à l’opposé du Kurhauss sous l’éperon rocheux servant de base au château fort de Badenweiller s’élargit la terrasse du Belvedere. Il s’agit d’une esplanade presque circulaire, surplombant la vallée du Klemmbach, dont le cours serpente sans hâte vers la plaine du Rhin. Le Belvedere s’étale comme un énorme point tracé sur le chemin qui sinue entre les frondaisons épaisses du Kurpark et qui aboutit, après avoir contourné la masse ronde de la colline, à l’arrière de l’Hôtel Römerbad. C’est là que le promeneur nonchalant quitte les obscures et fraiches profondeurs du bois odorant pour se retrouver étourdi par la vaste étendue qui s’offre soudain à son regard. Son éblouissement ne vient pas tant de la profusion de lumière qui inonde cette clairière, que de l’immensité du décor sur lequel s’ouvre le chemin. S’arrêtant subjugué par le casque doré du Römerberg qui offre les rangs serrés des vignes quadrillant ses flancs, le promeneur percevra à sa gauche la présence discrète du Grand Duc Frédéric Ier de Bade qui, silencieusement, caresse de ses yeux las le paysage doux et calme que lui dévoile la trouée. Tournée vers l’Ouest, la statue de l’avant-dernier souverain du petit État allemand, emporté par le cataclysme de la fin de la Première Guerre Mondiale, semble couver du regard la large vallée qui, de Karlsruhe à Weil-am-Rhein posée entre le cours paresseux du Rhin et les sombres futaies qui couvrent le versant occidental de la Forêt Noire, constitue un territoire béni des dieux.
La présence en ce lieu de quelques chaises incitera le visiteur à faire là une pause salutaire, et il s’installera sous le feuillage protecteur d’un imposant tilleul. L’ombre est douce et se parsème de taches dorées virevoltant aux caprices d’une brise tiède qui tempère la chaleur régnant sur l’esplanade. Alors, comblé d’aise, le marcheur, imitant l’ancien souverain, admirera cette terre plantée de vergers, couverte de champs de blé ondoyants sous le vent léger, tapissée d’une multitude de pieds de vigne dont le nectar égaye les interminables soirées d’été. Çà et là émergent les bulbes aux reflets verts des clochetons d’églises aux murs de grés rouge et à la toiture de tuiles typique, plates à l’extrémité arrondie. À leur pied se blottissent de grosses fermes alternant colombages tachetés de couleurs vives et blocs de pierre parfaitement équarris et polis. Le souvenir des villages qu’il a traversé entre le lit brillant du Rhin majestueux et les plis protecteurs du piémont verdoyant s’impose. Il revoit avec plaisir les fontaines qui murmurent sans discontinuer sur des places de village engourdis par la chaleur de ce moi d’août, tandis que les viticulteurs s’activent sous le soleil de plomb à soigner les pieds fragiles, en prévision des vendanges qui maintenant ne devraient plus tarder.
En attendant, dans la stase voluptueuse que lui procure cette ombre plus que centenaire notre marcheur sentira monter en son cœur milles songes partagés. Nul doute qu’à ses côtés il ne sente la présence rêveuse d’Anton Tchékov. Peut-être même entendra-t-il la toux rauque du dramaturge, qui tentait de soigner sa phtisie aux eaux bienfaisantes des fontaines découvertes par les romains deux millénaires plus tôt. Mais il ne fait pas de doute que le fantôme émacié aux yeux fiévreux, derrière le pince-nez cerclé de métal, se sentait en parfaite harmonie avec cette terre. Les paysages, la lumière, les odeurs devaient lui rappeler ceux de sa Crimée natale. Sans oublier, la profusion d’imposants laurier-rose aux tailles d’arbres qui côtoient les stipes ventrus et les feuilles pennées des palmiers pour donner de faux airs de principauté méditerranéenne à ce coin d’Allemagne du Sud. Est-ce la magie des romains qui a donné ce carré d’Italie si septentrional, où se sont-ils arrêtés ici parce que cela leur rappelait leur patrie ? À peine cinquante kilomètres plus au nord nait le Danube, traçant de son cours modeste d’abord, puis d’une majestueuse puissance, le limes. Frontière entre le monde indolent de la méditerranée nourricière et les sombres forêts lugubres du septentrion parcimonieux de ses bienfaits.

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