Presqu’à
l’opposé du Kurhauss sous l’éperon
rocheux servant de base au château fort de Badenweiller s’élargit la terrasse
du Belvedere. Il s’agit d’une
esplanade presque circulaire, surplombant la vallée du Klemmbach, dont le cours serpente sans hâte vers la plaine du Rhin.
Le Belvedere s’étale comme un énorme
point tracé sur le chemin qui sinue entre les frondaisons épaisses du Kurpark et qui aboutit, après avoir
contourné la masse ronde de la colline, à l’arrière de l’Hôtel Römerbad. C’est là que le promeneur
nonchalant quitte les obscures et fraiches profondeurs du bois odorant pour se
retrouver étourdi par la vaste étendue qui s’offre soudain à son regard. Son éblouissement
ne vient pas tant de la profusion de lumière qui inonde cette clairière, que de
l’immensité du décor sur lequel s’ouvre le chemin. S’arrêtant subjugué par le
casque doré du Römerberg qui offre
les rangs serrés des vignes quadrillant ses flancs, le promeneur percevra à sa
gauche la présence discrète du Grand Duc Frédéric Ier de Bade qui, silencieusement,
caresse de ses yeux las le paysage doux et calme que lui dévoile la trouée. Tournée
vers l’Ouest, la statue de l’avant-dernier souverain du petit État allemand,
emporté par le cataclysme de la fin de la Première Guerre Mondiale, semble couver
du regard la large vallée qui, de Karlsruhe à Weil-am-Rhein posée entre le
cours paresseux du Rhin et les sombres futaies qui couvrent le versant
occidental de la Forêt Noire, constitue un territoire béni des dieux.
La
présence en ce lieu de quelques chaises incitera le visiteur à faire là une
pause salutaire, et il s’installera sous le feuillage protecteur d’un imposant
tilleul. L’ombre est douce et se parsème de taches dorées virevoltant aux
caprices d’une brise tiède qui tempère la chaleur régnant sur l’esplanade.
Alors, comblé d’aise, le marcheur, imitant l’ancien souverain, admirera cette
terre plantée de vergers, couverte de champs de blé ondoyants sous le vent
léger, tapissée d’une multitude de pieds de vigne dont le nectar égaye les interminables
soirées d’été. Çà et là émergent les bulbes aux reflets verts des clochetons
d’églises aux murs de grés rouge et à la toiture de tuiles typique, plates à
l’extrémité arrondie. À leur pied se blottissent de grosses fermes alternant
colombages tachetés de couleurs vives et blocs de pierre parfaitement équarris
et polis. Le souvenir des villages qu’il a traversé entre le lit brillant du
Rhin majestueux et les plis protecteurs du piémont verdoyant s’impose. Il
revoit avec plaisir les fontaines qui murmurent sans discontinuer sur des
places de village engourdis par la chaleur de ce moi d’août, tandis que les
viticulteurs s’activent sous le soleil de plomb à soigner les pieds fragiles,
en prévision des vendanges qui maintenant ne devraient plus tarder.
En
attendant, dans la stase voluptueuse que lui procure cette ombre plus que
centenaire notre marcheur sentira monter en son cœur milles songes partagés. Nul
doute qu’à ses côtés il ne sente la présence rêveuse d’Anton Tchékov. Peut-être
même entendra-t-il la toux rauque du dramaturge, qui tentait de soigner sa
phtisie aux eaux bienfaisantes des fontaines découvertes par les romains deux
millénaires plus tôt. Mais il ne fait pas de doute que le fantôme émacié aux
yeux fiévreux, derrière le pince-nez cerclé de métal, se sentait en
parfaite harmonie avec cette terre. Les paysages, la lumière, les odeurs
devaient lui rappeler ceux de sa Crimée natale. Sans oublier, la
profusion d’imposants laurier-rose aux tailles d’arbres qui côtoient les stipes
ventrus et les feuilles pennées des palmiers pour donner de faux airs de
principauté méditerranéenne à ce coin d’Allemagne du Sud. Est-ce la magie des
romains qui a donné ce carré d’Italie si septentrional, où se sont-ils arrêtés
ici parce que cela leur rappelait leur patrie ? À peine cinquante
kilomètres plus au nord nait le Danube, traçant de son cours modeste d’abord,
puis d’une majestueuse puissance, le limes.
Frontière entre le monde indolent de la méditerranée nourricière et les sombres
forêts lugubres du septentrion parcimonieux de ses bienfaits.
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