vendredi 28 août 2015

La feria de Puente-Genil

Champs d'éoliennes blanches tournant paresseusement ou fermes solaires projetant leur ombre gigantesque brisent parfois la monotonie de cette haute plaine qui sépare Jaén de Puente Genil, notre prochaine étape. Terre grise, caillouteuse, oliviers à perte de vue, rien ne différencie ce paysage andalous de celui entrevu sur des centaines de kilomètres les jours précédents. Le ciel d'un bleu presque translucide irradie vers nous la fournaise, et les grappes de cumulus d'un blanc étincelant nous narguent en le traversant d'un horizon à l'autre, leur précieux liquide, tant convoité, jalousement conservé pour on ne sait quelle autre contrée bénie des dieux. Narquoise, même leur ombre rapide glisse subrepticement loin de nous. Par bonheur l'étape est courte et nous voici déjà presqu'arrivés.

Ce qui frappe de prime abord ce sont ces rues perpendiculaires qui échancrent la longue avenue rectiligne. Les percées dégagent la vue vers un horizon incertain dont l'approche se perd dans des friches rocailleuses d'une belle couleur roussillon. Terre brûlée où l'œil cherche en vain la moindre trace de végétation. Le voyageur peut se projeter par l'imagination dans la peau d'un oiseau admirant de haut ce damier strictement tracé, écrasé de soleil, ceint de part et d'autre par ces stériles étendues rouge doré. Seules les stridulations entêtantes des grillons animent la longue échappée entre les façades blanches aux fenêtres occultées par les persiennes. Les trottoirs s'étirent déserts, la chaussée semble plongée dans une apnée interminable, l'air vibre d'une attente fébrile. Tout ici résonne de cette suspension inquiète qui irrigue les prémices du duel, avant même que ne paraissent les silhouettes indistinctes des deux protagonistes, avant même que ne démarre la lente progression réciproque, yeux rivés dans les yeux, mains suspendues au dessus des colts. Moment irréel avant le basculement dans le feu et la violence. Oui, le visiteur a l'impression dans ce décor un peu irréel que la scène tragique ne va pas tarder à se réaliser. Fort heureusement, l'attente se poursuit. La rue demeure exempte de présence vivante. Il n'y a ni homme ni bête qui se hasarde à déambuler sous un soleil aussi implacable.

En revanche, à la nuit tombée, les cafés s'illuminent, les balcons bruissent de mille conversations, tandis que les avenues se remplissent de voitures et qu'une foule nonchalante déambule sur les trottoirs. Cependant, un observateur attentif constaterait qu'aussi bien les voitures que les piétons     échappent à l'agitation désordonnée - habituelle en pareille circonstance - mais semblent, au contraire, converger vers une direction commune sous l'emprise d'une volonté inconnue. S'il leur emboîtait alors le pas, il arriverait assez vite devant une Grande Arche puissamment illuminée par laquelle s'engouffrent les centaines de piétons. C'est l'entrée de la Feria qui, quatre jours durant, va égayer jusqu'au petit matin la vie nocturne de la citée alanguie.

Le seuil franchi, nous sommes accueillis par de multiples baraques de foire qui proposent soit des sucreries, soit des jeux d'adresse pour petits et grands. Plus loin, se dressent des chapiteaux plus ou moins grands. Ce sont des casetas tenues majoritairement par des peñas, associations typiquement espagnoles dont les adhérents s'adonnent à des activités sportives, culturelles ou religieuses. En règle générale l'accès de ces casetas est réservé aux membres et à leurs invités. D'autres casetas sont ouvertes à tous, mais libres d'accès ou réservées elles s'organisent toutes autour d'un bar, d'un côté des tables pour boire et manger, de l'autre une scène surplombant un espace vide pour danser ou simplement regarder les artistes. Une foule bigarrée trône aux tables, mélange étonnant de générations, mais aussi de groupes. Il n'est pas rare de voir une famille nombreuse s'installer à une table et déborder sur les places libres d'une autre sans que cela suscite le moindre regard de ceux déjà en place. Les plats de tapas, copieux atterrissent comme par magie, tandis que virevoltent les cañas de cerveza et les bouteilles de vino de Montilla.

Ce qui frappe le visiteur occasionnel, c'est le bruit. Celui des climatiseurs installés aux extrémités des tentes, la musique diffusée à son plus fort niveau et, tentant de couvrir le tout, un brouhaha de conversations rebelles. Si d'aventure, le visiteur cherche à s'évader pour chercher un peu de silence, il en sera pour ses frais. En effet, au delà des casetas se dressent les maquinas, les manèges pour petits et grands. Ici aussi les sonos tonitruantes, les compresseurs et les machineries constituent un bruit de fond qui submerge les oreilles. Tandis que les lumières crues des attractions noient le paysage dans une sorte d'ambiance extraterrestre.

Au petit matin, ivre de bruit et de vin chacun s'en retourne. Le ciel cristallin s'éclaire lentement d'une lueur iridescente.  On s'arrête alors autour d'un petit étal empestant la friture pour acheter un cornet de churros que le cuistot encore ensommeillé enveloppe dans du papier journal. Un gobelet de chocolat brûlant dans une main, les churros dans l'autre on cherche un banc providentiel pour déguster ce petit déjeuner improvisé. Et là, face au soleil levant, goûtant pleinement le mélange de saveurs, on a l'impression d'être le roi du monde.

jeudi 27 août 2015

Andaluces de Jaén

La chaleur vous suffoque sitôt quitté le cocon protecteur de la voiture. Sur la place où se dresse l'hôtel les terrasses commencent à se remplir d'une foule bavarde attablée devant des rafraîchissements et des assiettes de tapas. La nuit vient de tomber, rapide. La progression de l'obscurité était au diapason de celle des voyageurs qui traversaient les faubourgs vers le centre de Jaén. Les larges avenues des quartiers modernes ont fait place aux rues de plus en plus étroites et escarpées du casco viejo. Les façades aussi ont changé de physionomie, plus petites, chaulées, elles s'ornent d'oriels ouvragés dont les jalousies laissent filtrer un peu de l'éclairage intérieur. De belles grilles chantournées protègent les autres fenêtres. Si d'aventure on en doutait, ces détails montrent bien que nous sommes en Andalousie.

Dans toutes les villes il y a des lieux offrant une vision originale. A Jaén il y a certes le parador situé sur le mont dominant la cité, mais au cœur même de la vieille ville la terrasse de l'hôtel Xauen émerveille le touriste curieux. Là, au septième étage du bâtiment, prolongeant un bar largement vitré on trouve une plateforme surplombant le vieux quartier. Si on se donne la peine de glisser son regard vers l'abîme on aperçoit des patios ombragés, des terrasses improvisées où, là, sèche du linge, là-bas, s'étalent chaises dépareillées et tables branlantes. Mais le spectacle le plus éblouissant nous est offert, d'une part par la masse imposante de la cathédrale qui découpe la silhouette baroque de ses deux tours surmontées de coupoles qui flanquent le galbe pesant de sa façade saint sulpicienne sur le ciel délavé, d'autre part par sa contrepartie sourcilleuse qu'est le château fort qui couronne la cime abrupte, dominant à la fois les quartiers profanes et les nombreux clochers des chapelles et églises de Jaén. Plus près, encadrant la place devant l'hôtel, les toits vernissés des immeubles en contrebas brillent avec éclat sous le soleil de plomb malgré l'heure matinale.

Il est onze heures et le soleil brûlant écrase la ville, impérieux. Nous avons rendez vous avec Ramón, notre guide. Pour l'heure, exceptionnellement il ne nous introduira pas dans les nombreuses églises et chapelles expiatoires de la cité, mais il nous convie à une promenade dans le temps et l'espace vers les bains maures. Nous errons parmi les façades chaulées de petits immeubles immémoriaux. Les rues, si étroites que nous devons nous pousser lorsqu'une voiture s'y aventure laborieusement, offrent une fraîcheur bienfaisante car elles sont à l'ombre pour quelques heures encore. Entre les îlots habités des percées exiguës partent à l'assaut de la montagne, en vertigineuses volées de marches abruptes. La distance entre les façades miséreuses est si faible que les linges multicolores des vis-à-vis se mêlent au moindre souffle d'air.   Autrefois quartier juif, il est possible de voir encore sur certaines façades, près de la porte d'entrée, l'étoile de David gravée sur la pierre calcaire.
Nous voici sur la parvis du Palacio de Villardompardo dont le sous-sol abrite les restes des bains maures. Construit au XVII éme siècle, les architectes du vaste bâtiment n'ont eu aucun scrupule à asseoir les fondations sur les nombreuses salles que comptent les bains. Aujourd'hui il est possible de se promener au gré des envies, passant de l'antichambre, où les utilisateurs pouvaient acquérir les produits nécessaires aux ablutions, vers les différents bains à travers les vestiaires. Les belles pièces recevaient le jour par de petites fenêtres percées dans la voûte cintrée. Un système ingénieux, mû par les officiants, permettait, en posant des verres colorés sur les petites ouvertures circulaires, d'obtenir des effets lumineux propres, selon les médecins de l'époque, à maintenir la santé et le bien-être des baigneurs. Contrastant avec le feu extérieur, ici règne une douce fraîcheur apaisante, tandis que l'épaisseur des murs protège des bruits de la cité. Et c'est à regret que le visiteur abandonne ces lieux, que son imagination peuple de fantômes bavards et rieurs.
Plus loin, remontant la rue à peine plus large que les précédentes se dresse l'église de la Magdalena. Largement plus ancienne que la cathédrale, elle a conservé l'appareil de maçonnerie arabe et la tour carrée classique dans ces contrées d'Al-Andaluz. Flanquée d'un cloître, elle s'ouvre sur la rue par un vaste porche cintré. Le passant peut alors, s'il a la chance que les lourds battants de bois patiné soient ouverts, admirer l'éclat azuréen d'une grande vasque qui orne la cour centrale, en contrebas de la terrasse donnant accès à la nef. Au long de notre chemin pour parvenir aux bains maures, nous avions déjà été frappés par le nombre de fontaines qui rythmaient notre progression. Cette profusion d'eau, contrastant avec l'aridité de la plaine environnante, s'expliquait d'après Ramón notre guide par les nombreuses sources que recelait le piton rocheux. Cette richesse étonnante avait conduit les premiers bâtisseurs de la ville à l'accrocher sur ces flancs abrupts, afin d'en bénéficier. Voilà aussi qui expliquait le nombre de villages perchés sur des pitons apparemment inhospitaliers que nous avions vus sur notre route la veille. Bien entendu, aujourd'hui l'extension considérable de la ville nécessite des ressources d'une autre taille.

Encore une fois la route poussiéreuse file au milieu des rangées d'oliviers gris vert. Peu à peu la Sierra jete ses monts abrupts comme des avant-gardes destinées à nous ralentir. Mais la route serpente obstinée entre les replis de plus en plus serrés et aigus. Au détour d'un virage plus large que les autres s'offre un magnifique point de vue. L'air de rien nous avons grimpé allègrement et l'esplanade aménagée sur un contrefort dévoile au loin Jaén tandis que notre regard plonge vertigineusement sur une pente presque verticale vers la mer d'oliviers, d'où émergent de ci delà la silhouette blanche d'un cortijo ou les pans ruinés d'un quelconque abri pastoral. Poursuivant l'ascension la route devient plus étroite, taillée entre des pans minéraux elle surplombe le lit asséché et rocailleux d'une rivière que l'on imagine tumultueuse après la moindre pluie d'orage. Enfin, après avoir traversé quelques tunnels creusés a même la roche nous atteignons la vaste étendue d'eau que retient un barrage à voûte de taille moyenne qui barre la vallée entre deux contreforts détachés de la masse rocheuse, tels les bastions d'une forteresse naturelle. L'exceptionnelle canicule qui a frappé l'Espagne quelques dizaines de jours plus tôt  a accentué les effets de la sécheresse. La surface du lac s'étale, miroir d'émeraude figé, plusieurs mètres au dessous des laisses, témoignant de la perte du précieux liquide. Cette retenue alimente Jaén et ses environs en eau. Porté par on ne sait quelle étrange nostalgie, Ramón laisse échapper "Comme quoi Franco a fait aussi de bonnes choses pour l'Espagne !" Et l'étranger perplexe, se souvient des milliers de prisonniers politiques assignés à des chantiers titanesque, au seul tort d'avoir cru à un monde humain où la Loi serait la même pour tous. Il imagine sans peine ces modernes esclaves, creusant avec des outils sommaires les tunnels qu'il a précédemment traversés. Il suppute le nombre d'entre eux qui dorment, anonymes, enterrés dans des fosses communes aujourd'hui oubliées. Tout cela pour la "grandeur" d'une Espagne éternellement figée dans le passé, et surtout pour la fortune des soutiens du régime dictatorial. Fort heureusement la vérité est toute autre, délaissé par le régime franquiste ce coin d'Andalousie s'est doté de ce réservoir vital au moment de la Transición, c'est à dire après la mort du dictateur.

mercredi 26 août 2015

Sur la route de Jaén


La route file, tantôt rectiligne, tantôt sinueuse, sous un soleil de plomb. Depuis Despeñaperros elle plonge inexorablement vers la plaine. La chaleur est étouffante et l'air vibre faisant ondoyer le paysage aride qui enchâsse le long ruban d'asphalte jusqu'aux crêtes abruptes, qu'attaquent imperturbables de longues rangées d'oliviers centenaires. Pour le voyageur d'aujourd'hui le massif de  Despeñaperros, frontière climatique invisible mais ô combien réelle entre l'Espagne européenne et l'africaine, est un banal tunnel routier qui engloutit la quatre voies. Pourtant il y a trente ans à peine on y suivait des camions asthmatiques, peinant à gravir les raides lacets qui escaladaient le massif. La fumée noire des échappements, les hoquettements des carcasses maflues aux fenêtres desquelles on apercevait des chauffeurs en marcel maculé de gazole, les hautes ridelles aux bâches salies, donnaient à voir une répétition du "Salaire de la peur". Et la voiturée frémissait, partagée entre peur et excitation lorsqu'un tronçon plus large permettait enfin de dépasser le véhicule traînant qui, avec courtoisie, frôlait l'abîme pour faciliter la manœuvre. 

La plaine, ou plutôt le plateau car on se situe entre 700 et 800 mètres, s'étire jusqu'à perte de vue, beige, striée de longues lignes d'un vert grisâtre. Les oliviers, par milliers, emplissent le paysage de leurs troncs torturés aussi loin que le regard porte. Au loin, quelque village aux maisons blanches se blottit contre un éperon rocheux. Mais la plupart du temps ce ne sont que longues colonnes d'arbres quadrillant cette terre aride. Parfois, un tracteur au travail soulève un large nuage de poussière grise dérivant vers la route pour finir sur les carrosseries des rares véhicules. De temps à autre la monotonie des champs d'oliviers est rompue par la présence d'une finca isolée au coeur de l'oliveraie. Alors, le voyageur s'étonne que l'on puisse vivre ainsi, perdu au milieu de nulle part, entouré de cailloux arides et d'arbres secs que nul animal ne semble fréquenter. De même, l'apparition d'une station service flanquée de son traditionnel restaurant dans ce vide humain semble incongrue. Et l'on se plaît à penser que si les moyens de transport ont changé depuis le seizième siècle, les antiques posadas qui offraient le couvert au voyageur et la ration de son à sa monture se sont adaptées. Ici la salle à manger sombre est fraîche, les plats simples sont encore ceux qui se mangeaient aux siècles passés. Si la cheminée a disparu, les jambons suspendus, l'odeur d'épice et de ragoût flotte toujours au dessus du long comptoir en bois brun derrière lequel l'aubergiste a troqué sa blouse sale contre le tablier noir des garçons de brasserie. 

Fidèles à la tradition, mais plus vraisemblablement aux conditions climatiques, les vastes espaces de la Mancha que traverse le voyageur sont plantés de centaines de troncs immaculés aux pales tournant paresseusement, comme engourdies par l'atmosphère torride. Mais contrairement à l'époque du "Chevalier à la triste figure" ce ne sont plus des régiments de moulins à vent produisant l'huile d'olive, seulement des champs d'éoliennes. Pourtant, de temps à autre, perchés au sommet d'un promontoire rocheux deux ou trois cylindres de pierre blanchie à la chaux, coiffés d'un cône de chaume délavé par les années, rappellent que ce fut une terre à moulins. Hélas, les voiles ôtées, révélant le squelette de bois des pales indiquent que désormais ces derniers vestiges d'une époque révolue sombrent lentement dans l'oubli. 

Soudain les crêtes isolées qui égayaient parfois la plate étendue poussiéreuse se transforment en une barrière rocheuse que la route longe. Nous voici arrivés près de la Sierra Morena. Bientôt nous dépasserons Valdepeñas quittant alors la Mancha pour l'Andalousie. Le paysage devient plus chaotique, sans parvenir à se débarrasser des oliviers. La plaine se resserre entre des monts escarpés et rocailleux. L'un d'entre eux se dresse presqu'isolé, couronné d'une citadelle menaçante. Contre son flanc pelé une ville blanche s'accroche, semblable aux antiques cités maures. Nous voici arrivés à Jaén.