Champs d'éoliennes blanches tournant paresseusement ou fermes solaires projetant leur ombre gigantesque brisent parfois la monotonie de cette haute plaine qui sépare Jaén de Puente Genil, notre prochaine étape. Terre grise, caillouteuse, oliviers à perte de vue, rien ne différencie ce paysage andalous de celui entrevu sur des centaines de kilomètres les jours précédents. Le ciel d'un bleu presque translucide irradie vers nous la fournaise, et les grappes de cumulus d'un blanc étincelant nous narguent en le traversant d'un horizon à l'autre, leur précieux liquide, tant convoité, jalousement conservé pour on ne sait quelle autre contrée bénie des dieux. Narquoise, même leur ombre rapide glisse subrepticement loin de nous. Par bonheur l'étape est courte et nous voici déjà presqu'arrivés.
Ce qui frappe de prime abord ce sont ces rues perpendiculaires qui échancrent la longue avenue rectiligne. Les percées dégagent la vue vers un horizon incertain dont l'approche se perd dans des friches rocailleuses d'une belle couleur roussillon. Terre brûlée où l'œil cherche en vain la moindre trace de végétation. Le voyageur peut se projeter par l'imagination dans la peau d'un oiseau admirant de haut ce damier strictement tracé, écrasé de soleil, ceint de part et d'autre par ces stériles étendues rouge doré. Seules les stridulations entêtantes des grillons animent la longue échappée entre les façades blanches aux fenêtres occultées par les persiennes. Les trottoirs s'étirent déserts, la chaussée semble plongée dans une apnée interminable, l'air vibre d'une attente fébrile. Tout ici résonne de cette suspension inquiète qui irrigue les prémices du duel, avant même que ne paraissent les silhouettes indistinctes des deux protagonistes, avant même que ne démarre la lente progression réciproque, yeux rivés dans les yeux, mains suspendues au dessus des colts. Moment irréel avant le basculement dans le feu et la violence. Oui, le visiteur a l'impression dans ce décor un peu irréel que la scène tragique ne va pas tarder à se réaliser. Fort heureusement, l'attente se poursuit. La rue demeure exempte de présence vivante. Il n'y a ni homme ni bête qui se hasarde à déambuler sous un soleil aussi implacable.
En revanche, à la nuit tombée, les cafés s'illuminent, les balcons bruissent de mille conversations, tandis que les avenues se remplissent de voitures et qu'une foule nonchalante déambule sur les trottoirs. Cependant, un observateur attentif constaterait qu'aussi bien les voitures que les piétons échappent à l'agitation désordonnée - habituelle en pareille circonstance - mais semblent, au contraire, converger vers une direction commune sous l'emprise d'une volonté inconnue. S'il leur emboîtait alors le pas, il arriverait assez vite devant une Grande Arche puissamment illuminée par laquelle s'engouffrent les centaines de piétons. C'est l'entrée de la Feria qui, quatre jours durant, va égayer jusqu'au petit matin la vie nocturne de la citée alanguie.
Le seuil franchi, nous sommes accueillis par de multiples baraques de foire qui proposent soit des sucreries, soit des jeux d'adresse pour petits et grands. Plus loin, se dressent des chapiteaux plus ou moins grands. Ce sont des casetas tenues majoritairement par des peñas, associations typiquement espagnoles dont les adhérents s'adonnent à des activités sportives, culturelles ou religieuses. En règle générale l'accès de ces casetas est réservé aux membres et à leurs invités. D'autres casetas sont ouvertes à tous, mais libres d'accès ou réservées elles s'organisent toutes autour d'un bar, d'un côté des tables pour boire et manger, de l'autre une scène surplombant un espace vide pour danser ou simplement regarder les artistes. Une foule bigarrée trône aux tables, mélange étonnant de générations, mais aussi de groupes. Il n'est pas rare de voir une famille nombreuse s'installer à une table et déborder sur les places libres d'une autre sans que cela suscite le moindre regard de ceux déjà en place. Les plats de tapas, copieux atterrissent comme par magie, tandis que virevoltent les cañas de cerveza et les bouteilles de vino de Montilla.
Ce qui frappe le visiteur occasionnel, c'est le bruit. Celui des climatiseurs installés aux extrémités des tentes, la musique diffusée à son plus fort niveau et, tentant de couvrir le tout, un brouhaha de conversations rebelles. Si d'aventure, le visiteur cherche à s'évader pour chercher un peu de silence, il en sera pour ses frais. En effet, au delà des casetas se dressent les maquinas, les manèges pour petits et grands. Ici aussi les sonos tonitruantes, les compresseurs et les machineries constituent un bruit de fond qui submerge les oreilles. Tandis que les lumières crues des attractions noient le paysage dans une sorte d'ambiance extraterrestre.
Au petit matin, ivre de bruit et de vin chacun s'en retourne. Le ciel cristallin s'éclaire lentement d'une lueur iridescente. On s'arrête alors autour d'un petit étal empestant la friture pour acheter un cornet de churros que le cuistot encore ensommeillé enveloppe dans du papier journal. Un gobelet de chocolat brûlant dans une main, les churros dans l'autre on cherche un banc providentiel pour déguster ce petit déjeuner improvisé. Et là, face au soleil levant, goûtant pleinement le mélange de saveurs, on a l'impression d'être le roi du monde.
vendredi 28 août 2015
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