Il est six heures trente à peine et
les rues sont envahies par une foule dense de familles et de groupes vêtus des
couleurs traditionnelles du pays basque : blanc et rouge. Nous sommes en
plein cœur de la Navarre, à Pamplona pour être exacts. Les festivités de la San
Fermin se poursuivent et, ce matin, nous avons pour programme d’aller nous
installer dans les arènes pour y assister à l’arrivée des Toros de cet avant-dernier Encierro
de la fête.
À peine arrivés sur la grande place
arborée où s’élève la Plaza de Toros
nous sommes accostés par de nombreux individus qui tentent de nous vendre des
billets d’entrée. Un peu soupçonneux nous poussons jusqu’au guichet où les
places sont vendues bien moins cher que ce qui nous était proposé.
Contrairement à nos craintes les files d’attente sont courtes, de ce fait, le
sésame en main, nous accédons rapidement à la porte d’entrée. Fouille rapide,
vérification des tickets, nous voici enfin au cœur de la Plaza. Pour l’heure les rangs sont encore clairsemés, ce qui nous
permet de trouver facilement une place près de l’endroit d’où surgiront les
taureaux.
Au centre de l’enceinte circulaire
une banda termine un enchaînement de morceaux
musicaux avant de quitter les lieux. Juste le temps de réaménager la
disposition des pieds de micros et voici que rentrent des Mariachis sous les applaudissements nourris d’un public de plus en
plus nombreux. Les chansons nostalgiques se succèdent, reprises en chœur par
une foule captivée. Leur prestation s’achève sous les hourras des gradins
quasiment pleins maintenant. Pourtant une foule compacte continue d’affluer par
les portes, elle s’écoule fluidement de part et d’autre de celles-ci scrutant les
places encore libres. Par contraste avec les hésitations des derniers
arrivants, c’est une chorégraphie précise qui se déroule au niveau du sol. Dans
le callejón, étroit couloir entre
gradins et barrières de bois rouge ceignant l’arène, les différents corps de
métier donnant vie anonymement à la Plaza
de Toros se glissent vers leurs locaux.
Il va être 7 h 45, la banda est revenue. Les chansons
s’enchaînent, reprises par près de 20 000 voix. De-ci de-là des groupes
plus ou moins éméchés dansent en rythme. Soudain tout s’accélère. Les musiciens
partis, les techniciens évacuent le matériel de sonorisation : câbles,
pieds de micros, amplificateurs. Bien que les gestes soient précis et calmes,
on sent bien l’urgence qui les anime.
Le ruedo, cet espace circulaire central, est désormais abandonné. Vierge,
enfin pas tout à fait. Un disque parfaitement égalisé de sable ambre clair, sur
lequel s’inscrivent deux cercles concentriques d’un rouge grenat, vestiges
ineffaçables des centaines de combats à l’issue desquels la dépouille sanglante
du taureau vaincu est traînée par deux chevaux tout autour de la barrera sous le regard des spectateurs. Le
silence est retombé, solennel. Tandis que chacun scrute ces traces macabres,
les écrans géants situés de part et d’autre des gradins s’illuminent à nouveau,
montrant les solides portes en bois du corral
qui emprisonnent encore les animaux promis au sacrifice cet après-midi. Les
secondes s’égrènent entre silence lourd et murmures nerveux dans la foule.
Voici enfin le pastor qui enflamme la mèche de la fusée qui doit annoncer le début
de l’Encierro. Le projectile
s’extrait de sa tige de maintien et fonce vers le ciel couvert. L’ascension
dure quelques secondes aboutissant à l’explosion avec un « bang » sec
et intense qui résonne loin sur le parcours barricadé puissamment. La foule
crie. La porte s’ouvre enfin libérant la douzaine de bêtes apeurées qui n’ont
d’autre choix que de se ruer sur la centaine de pantins vêtus de blanc et rouge
qui viennent eux aussi de s’élancer, avec quelques centaines de mètres
d’avance, dans la ruelle bordée de palissades constituées de robustes poteaux
carrés, larges d’une main sur lesquels s’entrelacent de solides madriers en bois.
Hommes et bêtes sont piégés dans ce couloir au dehors duquel s’agite une foule
dense et hurlante. Une seule façon de s’en sortir : courir droit devant
soi, vite ; le plus vite possible.
La rue monte fortement, pourtant
une horde blanche zébrée de magenta se précipite vers le haut, haletante, déjà
couverte de sueur bien que le soleil n’ait pas daigné se montrer ce matin,
exhalant des relents de peur mêlés à ceux de la testostérone. La course est
brève, mais physique. Les taureaux, demie-tonne de muscle, aguerris dans les
vastes prairies de la campagne sévillane courent sans effort. Tête baissée ils
cherchent le bout de cette nasse qu’ils pressentent mortelle. Énervés par les
cris, par le rythme saccadé des pieds de leurs prédécesseurs, ils foncent avec
une énergie désespérée. Devant, les hommes ouvrent la voie, mais moins véloces ils
sont un à un rattrapés par les masses sombres. Certains s’écartent sans mal,
d’autres ne parviennent pas à éviter les fronts larges débordants de cornes
acérées ou les poitrails vigoureux et sont éjectés sur les côtés sans
ménagement. Bien qu’elle dure moins de trois minutes, cette cavalcade mortelle
s’étire en une éternité pour les spectateurs assis dans le vaste espace
circulaire.
Hypnotisés par l’écran sur lequel
se projette la course, réagissant aux silhouettes bousculées, écrasées contre
une barrière ou passant sous les sabots impavides des magnifiques taurins, ils
ne réalisent pas que les portes de la Plaza
de Toros viennent de s’ouvrir. Et, tandis qu’à l’écran s’enchaînent les
images des taureaux qui foncent encore et toujours, leurs larges échines se
soulevant et s’abaissant à l’unisson avec la cadence de leurs sabots martelant
les pavés de la rue, commence à sourdre sur le sable vierge un filet de corps
humains. Comme un liquide qui s’étale par une ouverture, les premiers coureurs
pénètrent dans le vaste espace clos. Cette foule, d’abord clairsemée, épouse
les bords de la barrera rouge de
chaque côté de la porte ouverte. Lentement d’abord, ce flot humain devient plus
dense, plus rapide, s’égayant en un ample mouvement plastique.
Marée humaine, telle est l’idée qui
vient en tête à cette vision. En effet, ces minuscules figurines qui
envahissent l’espace du futur combat s’étalent, glissent, reviennent et
repartent comme le flux et reflux d’une vague qui se brise sur la grève en
ayant franchi un goulet entre deux rochers. Mais voici que la vague se creuse
en son ventre, elle se retire de chaque côté, libérant un couloir qu’empruntent
aussitôt, deux, puis trois, quatre, cinq formes noires, imposantes. Aveuglées
par la crainte, débordées par leur énergie, elles délaissent soudain les
pantins qui gesticulent ici ou là pour voler, entraînées par les cabestros, bœufs domestiqués qui
secondent les pastores, vers cette
bouche noire qui leur semble un refuge, l’entrée béante du toril. La manada pense
avoir trouvé son salut alors qu’elle plonge vers la captivité.
Les taureaux embastillés, la foule
de coureurs continue d’arriver au grand étonnement du spectateur néophyte.
Durant plusieurs minutes supplémentaires, ceux qui ont été dépassés par les
bêtes se répandent encore sur le ruedo.
Enfin le flot se tarit. L’Encierro
vient de s’achever. Il s’est écoulé à peine dix minutes qui ont semblé s’étirer
à ne plus finir.
Pamplona, 13 juillet 2018
Pamplona, 13 juillet 2018
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