mardi 17 juillet 2018

El Encierro de San Fermín.

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Il est six heures trente à peine et les rues sont envahies par une foule dense de familles et de groupes vêtus des couleurs traditionnelles du pays basque : blanc et rouge. Nous sommes en plein cœur de la Navarre, à Pamplona pour être exacts. Les festivités de la San Fermin se poursuivent et, ce matin, nous avons pour programme d’aller nous installer dans les arènes pour y assister à l’arrivée des Toros de cet avant-dernier Encierro de la fête.
À peine arrivés sur la grande place arborée où s’élève la Plaza de Toros nous sommes accostés par de nombreux individus qui tentent de nous vendre des billets d’entrée. Un peu soupçonneux nous poussons jusqu’au guichet où les places sont vendues bien moins cher que ce qui nous était proposé. Contrairement à nos craintes les files d’attente sont courtes, de ce fait, le sésame en main, nous accédons rapidement à la porte d’entrée. Fouille rapide, vérification des tickets, nous voici enfin au cœur de la Plaza. Pour l’heure les rangs sont encore clairsemés, ce qui nous permet de trouver facilement une place près de l’endroit d’où surgiront les taureaux.
Au centre de l’enceinte circulaire une banda termine un enchaînement de morceaux musicaux avant de quitter les lieux. Juste le temps de réaménager la disposition des pieds de micros et voici que rentrent des Mariachis sous les applaudissements nourris d’un public de plus en plus nombreux. Les chansons nostalgiques se succèdent, reprises en chœur par une foule captivée. Leur prestation s’achève sous les hourras des gradins quasiment pleins maintenant. Pourtant une foule compacte continue d’affluer par les portes, elle s’écoule fluidement de part et d’autre de celles-ci scrutant les places encore libres. Par contraste avec les hésitations des derniers arrivants, c’est une chorégraphie précise qui se déroule au niveau du sol. Dans le callejón, étroit couloir entre gradins et barrières de bois rouge ceignant l’arène, les différents corps de métier donnant vie anonymement à la Plaza de Toros se glissent vers leurs locaux.
Il va être 7 h 45, la banda est revenue. Les chansons s’enchaînent, reprises par près de 20 000 voix. De-ci de-là des groupes plus ou moins éméchés dansent en rythme. Soudain tout s’accélère. Les musiciens partis, les techniciens évacuent le matériel de sonorisation : câbles, pieds de micros, amplificateurs. Bien que les gestes soient précis et calmes, on sent bien l’urgence qui les anime.
Le ruedo, cet espace circulaire central, est désormais abandonné. Vierge, enfin pas tout à fait. Un disque parfaitement égalisé de sable ambre clair, sur lequel s’inscrivent deux cercles concentriques d’un rouge grenat, vestiges ineffaçables des centaines de combats à l’issue desquels la dépouille sanglante du taureau vaincu est traînée par deux chevaux tout autour de la barrera sous le regard des spectateurs. Le silence est retombé, solennel. Tandis que chacun scrute ces traces macabres, les écrans géants situés de part et d’autre des gradins s’illuminent à nouveau, montrant les solides portes en bois du corral qui emprisonnent encore les animaux promis au sacrifice cet après-midi. Les secondes s’égrènent entre silence lourd et murmures nerveux dans la foule.
Voici enfin le pastor qui enflamme la mèche de la fusée qui doit annoncer le début de l’Encierro. Le projectile s’extrait de sa tige de maintien et fonce vers le ciel couvert. L’ascension dure quelques secondes aboutissant à l’explosion avec un « bang » sec et intense qui résonne loin sur le parcours barricadé puissamment. La foule crie. La porte s’ouvre enfin libérant la douzaine de bêtes apeurées qui n’ont d’autre choix que de se ruer sur la centaine de pantins vêtus de blanc et rouge qui viennent eux aussi de s’élancer, avec quelques centaines de mètres d’avance, dans la ruelle bordée de palissades constituées de robustes poteaux carrés, larges d’une main sur lesquels s’entrelacent de solides madriers en bois. Hommes et bêtes sont piégés dans ce couloir au dehors duquel s’agite une foule dense et hurlante. Une seule façon de s’en sortir : courir droit devant soi, vite ; le plus vite possible.
La rue monte fortement, pourtant une horde blanche zébrée de magenta se précipite vers le haut, haletante, déjà couverte de sueur bien que le soleil n’ait pas daigné se montrer ce matin, exhalant des relents de peur mêlés à ceux de la testostérone. La course est brève, mais physique. Les taureaux, demie-tonne de muscle, aguerris dans les vastes prairies de la campagne sévillane courent sans effort. Tête baissée ils cherchent le bout de cette nasse qu’ils pressentent mortelle. Énervés par les cris, par le rythme saccadé des pieds de leurs prédécesseurs, ils foncent avec une énergie désespérée. Devant, les hommes ouvrent la voie, mais moins véloces ils sont un à un rattrapés par les masses sombres. Certains s’écartent sans mal, d’autres ne parviennent pas à éviter les fronts larges débordants de cornes acérées ou les poitrails vigoureux et sont éjectés sur les côtés sans ménagement. Bien qu’elle dure moins de trois minutes, cette cavalcade mortelle s’étire en une éternité pour les spectateurs assis dans le vaste espace circulaire.
Hypnotisés par l’écran sur lequel se projette la course, réagissant aux silhouettes bousculées, écrasées contre une barrière ou passant sous les sabots impavides des magnifiques taurins, ils ne réalisent pas que les portes de la Plaza de Toros viennent de s’ouvrir. Et, tandis qu’à l’écran s’enchaînent les images des taureaux qui foncent encore et toujours, leurs larges échines se soulevant et s’abaissant à l’unisson avec la cadence de leurs sabots martelant les pavés de la rue, commence à sourdre sur le sable vierge un filet de corps humains. Comme un liquide qui s’étale par une ouverture, les premiers coureurs pénètrent dans le vaste espace clos. Cette foule, d’abord clairsemée, épouse les bords de la barrera rouge de chaque côté de la porte ouverte. Lentement d’abord, ce flot humain devient plus dense, plus rapide, s’égayant en un ample mouvement plastique.
Marée humaine, telle est l’idée qui vient en tête à cette vision. En effet, ces minuscules figurines qui envahissent l’espace du futur combat s’étalent, glissent, reviennent et repartent comme le flux et reflux d’une vague qui se brise sur la grève en ayant franchi un goulet entre deux rochers. Mais voici que la vague se creuse en son ventre, elle se retire de chaque côté, libérant un couloir qu’empruntent aussitôt, deux, puis trois, quatre, cinq formes noires, imposantes. Aveuglées par la crainte, débordées par leur énergie, elles délaissent soudain les pantins qui gesticulent ici ou là pour voler, entraînées par les cabestros, bœufs domestiqués qui secondent les pastores, vers cette bouche noire qui leur semble un refuge, l’entrée béante du toril. La manada pense avoir trouvé son salut alors qu’elle plonge vers la captivité.
Les taureaux embastillés, la foule de coureurs continue d’arriver au grand étonnement du spectateur néophyte. Durant plusieurs minutes supplémentaires, ceux qui ont été dépassés par les bêtes se répandent encore sur le ruedo. Enfin le flot se tarit. L’Encierro vient de s’achever. Il s’est écoulé à peine dix minutes qui ont semblé s’étirer à ne plus finir. 

Pamplona, 13 juillet 2018
 

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