Cela commence toujours par le
même rituel. Trouver une place provisoire, située au plus prés de la porte
d’entrée, saluer les organisateurs qui patientent depuis un bon bout de temps,
puis décharger furtivement le contenu du coffre avant d’aller poser la voiture
dans un lieu moins gênant pour les autres exposants. À certains moments de
l’année la fraicheur matinale se pare des couleurs éclatantes de l’aurore qui
illumine un ciel d’azur, à d’autres périodes la bise glaciale oblige à rentrer
la tête dans le col du manteau et baisser le chapeau sur le front. Ce dimanche
est de ces derniers. Le ciel n’est pas particulièrement couvert, mais le gris
l’emporte en masse sur les autres couleurs. Un vent léger s’engouffre, mordant,
à travers l’encolure du trench-coat.
À la porte, un des organisateurs
nous accueille avec chaleur. Les fréquentes ouvertures de l’entrée de la maison
des associations doivent le frigorifier malgré son pull de laine, mais il n’en
laisse rien paraître, proposant au nouveau venu d’aller se réchauffer d’une
tasse de café odorant au premier étage. Nous arrivons au compte goutte et, bien
que le rendez-vous ait été fixé à 9h30, je soupçonne tous ces bénévoles amicaux
de nous guetter depuis plus d’une heure ; soucieux de ne pas nous
abandonner dans le froid inhabituel pour une fin mars. Passé le sas d’entrée,
le nouveau venu plonge dans une effervescence bon enfant. Le ballet des
animateurs qui accompagnent les auteurs à leurs places, trace une chorégraphie
évanescente parmi les groupes d’habitués qui déjà s’agglutinent par affinités.
La salle est douillette, les affiches placardent les murs au fur et à mesure
des installations des stands. Chacun procède à sa façon. L’un investit son
espace de façon brouillonne, tandis qu’un autre organise et classe les piles d’ouvrages
comme autant de divisions sur un champ de bataille miniature. C’est le moment
de découvrir ses voisins, désignés par le hasard des stratégies complexes des
organisateurs afin de ne pas mettre en concurrence stérile untel avec machin
qui écrivent dans le même style ou participent du même genre. La savante
combinatoire me fait séparer Daniel, mycologue passionné de pédagogie, de
Jérôme jeune auteur qui a donné vie à une héroïne de papier pour faire revivre
la splendeur industrieuse de la ganterie de Chaumont. Mais cela je le
découvrirai plus tard.
Pour l’heure, nous sommes enfin
tous à nos places. Le brouhaha s’estompe légèrement, seuls quelques bénévoles
errent de-ci de-là, petites mains effacées qui ajoutent l’ultime touche à la
composition que nous constituons derrière les tables multicolores. Un bref
silence, comme une pause respiratoire. Il est dix heures, les premiers
visiteurs doivent piétiner devant la porte, subissant le vent glacial dont nous
avons été sauvés. Inégalité de traitement justifiée par notre statut. Façon de
leur faire prendre conscience de la faveur que nous leur accordons de nous
rencontrer et d’échanger quelques mots avec eux simples mortels. Mais non.
Certaines des silhouettes que nous avions prises pour des bénévoles sont déjà
des visiteurs. Les braves personnes à l’accueil les ont admises avec la même
générosité dont ils ont fait preuve envers nous. À la réflexion, ce n’est que
justice. Que serait un auteur sans lecteur ? Et quoi de plus triste qu’un
lecteur enrhumé dont le nez endolori goutte sur les plus belles pages d’un
roman. Cette trivialité ne brise-t-elle pas la relation quasi sacrée qui se
doit d’exister entre celui qui lit et le texte que l’auteur a lentement ciselé
à son intention ?
La matinée s’étire paresseusement.
Les visiteurs sont rares au début, puis des grappes se succèdent à intervalles
aléatoires. Nos travées ne sont pas égales dans la manne des chalands, l’un ou
l’autre de nos confrères monopolise l’attention, provoquant une stase compacte
à son niveau le temps de signer les dédicaces. Oubliés, nous bavardons entre
voisins. Une prise de contact tâtonnante, lente découverte de l’autre ponctué
de ruptures provoquées par l’approche d’une silhouette languide au regard
traînant. Des bouffées de foule envahissent la salle au gré des évènements
extérieurs. L’heure des courses dominicales, la sortie de la messe, puis, le
retour du PMU entre apéritif et repas. À chaque phase son public, caractérisé
par l’âge et le sexe des chalands, mais aussi par les attributs symboliques :
le panier d’où déborde la baguette, le petit parallélépipède enrubanné, le
châle glissé sous le manteau du dimanche. Les curieux se font rares, les
organisateurs nous incitent à rejoindre la petite salle où est dressé le
couvert. Les tables se dégarnissent, des meutes joyeuses se dirigent vers
l’escalier. Quelques irréductibles résistent, peut-être dans l’espoir de ne pas
rater une rencontre. Au retour la salle n’est pas plus animée. L’heure tourne
avec lenteur. Malgré la météo, la sieste semble avoir repris ses droits.
En attendant, nous pouvons nous
livrer à une intéressante étude éthologique sur le visiteur d’exposition. La
vacuité de l’heure nous laisse tout loisir d’examiner les spécimens qui hantent
la manifestation. L’homme seul, errant précautionneusement parmi les rangées
d’ouvrages. On le sent vaguement angoissé, comme un enfant perdu dans un lieu
inconnu de lui. Il marche au centre de l’allée, trop loin pour que ses yeux
puissent lire un quelconque titre. Si d’aventure un auteur le hèle il s’excuse
de ne pas s’arrêter car il ne fait que repérer les lieux pour la visite qu’il
effectuera tantôt avec son épouse. Parce qu’il est tacitement acquis que seules
les femmes s’adonnent à ce vice qu’est la lecture. Des hommes, il y en a
pourtant pas mal, aussi bien parmi les écrivains que parmi la foule. Certains
furètent, taiseux, avant d’aller plus loin pour recommencer leur manège. Il y a
celui qui tourne inlassablement d’allée en allée, évitant soigneusement de
regarder un quelconque exposant. Nous nous interrogeons, mon voisin et moi sur
ce qui motive cette sempiternelle marche. Au bout du troisième passage devant
nous, on l’interpelle. L’homme sursaute, tiré d’une probable réflexion, il nous
explique avec un sourire piteux qu’il attend vainement depuis dix minutes que
l’auteur qu’il vient voir daigne cesser son entretien à la table voisine de la
nôtre, pour rejoindre la sienne, à l’opposé. Trois passages plus tard, il
plaisante avec nous sur ce qu’il pourrait avoir gagné comme lot pour sa prestation.
Mais la connivence ne va pas jusqu’à s’arrêter pour examiner ce que nous
exposons devant nous. Il y a aussi le visiteur, la visiteuse en l’occurrence,
qui s’installe et prenant appui sur un titre se lance dans une longue tirade
sur le monde en général, qui glisse immanquablement sur une description de sa
vie personnelle. Il y a aussi ceux qui, s’arrêtant chez votre voisin, débordent
largement sur votre emplacement. Non contents d’empêcher vos livres d’être
visibles, ils vous incluent dans leur conversation avec votre confrère, faisant
de fait fuir tout possible lecteur qui vous trouve trop accaparé pour oser
s’approcher. D’ailleurs ces spécimens ont ceci de particulier qu’ils sont
bavards, et partent au bout de vingt minutes sans vous avoir rien pris, sinon
la tête. Fort heureusement, il y a aussi ceux qui vous stimulent. Curieux, ils
proposent des interprétations nouvelles. Ceux-là partent trop vite.
Enfin, tout s’anime. La foule se
presse, envahit l’espace, différente, plus jeune, avec une forte proportion
d’enfants. Des enseignantes ont fait un travail avec leurs élèves sur les
abeilles, et ce sont eux avec les parents qui viennent de prendre place. Le
brouhaha enfle, la masse stagne dans l’entrée, avant de déferler en vagues
rieuses entre nos travées. Mais les bandes piaillantes s’ébrouent et le calme
tristement s’abat sur nous. L’après-midi s’achève, nos rangs se clairsèment, la
cohue s’estompe. C’est fini. Nous rangeons nos ouvrages, chargeons nos
voitures. Le vin d’honneur prolonge un peu la fête, mais les esprits sont déjà
ailleurs. On se salue, se promet de s’écrire, souhaite se retrouver au prochain
salon. On remercie chaleureusement les quelques bénévoles qui ont fait vivre ce
moment particulier. Que l’on ait vendu beaucoup de livres ou non, signé beaucoup de
dédicaces ou aucune, on s’en retourne chez soi, fourbu, mais avec au cœur la
sensation d’avoir passé un beau dimanche.